vendredi 1 août 2008

Meurtre d'un bookmaker chinois (The killing of a Chinese bookie) - John Cassavetes


Cassavetes est le père d’un monstre, d’un objet dont le squelette absolument codifié ne peut plus supporter les excroissances marginales, et finit par s’y abandonner, inerte. Il y a donc le postulat de base, un gérant de cabaret de seconde zone nommé Cosmo Vitelli qui pour rembourser sa dette auprès de la pègre locale, va devoir accepter d’assassiner un bookmaker chinois en plein Chinatown. Colonne vertébrale d’un polar classique, bientôt désarticulée par le rapport qu’instaure Cassavetes entre l’espace et ses personnages.

Car si Cosmo semble d’abord incapable de s’adapter à un univers que ses créanciers génèrent et maîtrisent, il apparaît par la suite qu’il ne tente pas d’évoluer dans leur sillon mais bien en parallèle, fort de son indépendance qui lui confère la possibilité de ne pas adhérer aux codes préétablis par un collectif auquel il n’appartient pas. « I got the world by the balls », lâche-t-il ivre à l’une de ses danseuses, et de fait, Cosmo recrée à l’intérieur même du monde qu’on lui impose (celui de la pègre et du meurtre) un espace dont il maîtrise les contours. Le dilettantisme fertile répond et se nourrit de la contrainte, l’alcool, les femmes et la tendresse occultent naturellement la peur de la mort et les balles perdues. C’est donc un double-jeu qui s’instaure ici, un rapport étroit entre ce qui semble imposé par des impératifs narratifs, moteurs de tension, et son inverse, la douce litanie prônée par Cosmo Vitelli au sein d'un carcan qu'il réfute.

Cassavetes opte donc pour une approche frontale de ce qui s'avère central, à savoir l'insertion forcée d'une individualité au coeur d'un collectif codifié et potentiellement nocif. Et s'il y a insertion, puisque ce petit chinois, parrain de la côte ouest, gît désormais au fond de sa piscine, il se doit d'y avoir réaction : pour s'émanciper d'un collectif qui menace ce qu'il est et représente, Cosmo sait qu'il va en éliminer les géniteurs. Ainsi de film globalisant, qui enregistre un rapport à l'espace déterminé par un groupe tentaculaire, l'on bascule d'un point de vue tant spatial que narratif à un rétrécissement du champ.

Désormais ancré dans sa verticalité, droit malgré les blessures, Cosmo peut jouir de son cabaret bancal, de ses girls aux formes imparfaites, de son maître de cérémonie d'une laideur à peine maquillée qui affirme avec force et mélodie qu'il ne sait pas aimer. Dernier baroud d'honneur d'un employeur paisible, qui après avoir inscrit l'amour qu'il porte à son petit monde se doit de se retirer. « I got the world by the balls » disait donc Cassavetes par l'intermédiaire de Cosmo, l'un comme l'autre peut-être déjà conscients de la puissance de leur modeste entreprise.