dimanche 19 septembre 2010

Cyrus - Jay et Mark Duplass

Le renouveau de la comédie américaine, porté par la nébuleuse Apatow, a tendance à s’essouffler et peine à renouveler ses fondamentaux, à l’image de American Trip qui mêle aux considérations déjà développées par ses cousins (la filiation, la gestion de la célébrité, ou encore d’une famille en devenir, avec ce que ces notions comportent d’aliénant) une énergie physique et un humour gestuel que l’on n’imaginait pas poindre dans ce cadre et qui, surtout, brasse davantage d’air qu’il ne génère de mouvement.

C’est donc l’inattendu et salutaire Cyrus, de Jay et Mark Duplass, qui offre dans la foulée un véritable nouvel angle d’approche, et parvient à étendre les frontières d’un univers en phase de sclérose. Si ce dernier diffère de ses grands frères, sans pour autant abandonner leurs plus grandes préoccupations, c’est avant tout dans sa construction et dans l’arc scénaristique qu’emprunte le personnage de John C. Reilly. Célibataire depuis sept ans, vivant dans une grande maison d’adolescent, il ne suffira que d’une séquence, une fête organisée par son ex-femme, pour bazarder le cheminement qui le mène à une certaine forme de renaissance, et qui aurait constitué les deux tiers, l’essentiel d’une production Apatow classique et justement reconnue comme telle du fait de ce format. Dans Cyrus la route est inversée, la maïeutique du personnage principal intervient en tout début de métrage, littéralement et concrètement exprimée par un Reilly éméché à une fille choisie au hasard, en l’occurrence la plus vilaine du continent américain. Cette dernière, visiblement lassée, s’en ira plutôt passer un coup de fil, tandis que John rencontrera quelques instants plus tard la femme de sa vie. Ce fait étant établi et la trajectoire personnelle du personnage principal digérée, que reste-t-il aux Duplass pour exister, pour s’inscrire au sein d’un courant qui leur préexiste, mais qu’il s’agit désormais de ne plus singer ?

Cyrus, en même temps que son personnage éponyme Jonah Hill, entre alors dans la cour des grands. Les sentiers ne sont plus balisés par de quelconques repères, l’évolution n’est plus rectiligne, toute droit dirigée vers un accomplissement (même si les derniers plans des films directement réalisés par Apatow sont certes toujours amers et ambigus), les possibilités sont illimitées et il s’agit donc ici, avant tout, de flotter et de tâtonner. Tâtonner à l’image de cette caméra instable, qui zoome et qui dézoome, parfois de manière systématique et un peu malheureuse, mais dont l’évidente lisibilité des intentions génère davantage de tendresse que de mépris. La tendresse, c’est aussi ce qui traverse le métrage à partir de la fête initiatique, et ne s’en départira plus. Cyrus et John se livrent certes à un conflit latent, puis ouvert, ayant chacun pour objectif de vivre avec la très belle Molly (Marisa Tomei). Mais il ne s’agit après tout que de courtes et anecdotiques tranches de vie, comme suspendues, soumises aux impondérables et à des oppositions nécessaires, l’essentiel étant dans tous les cas déjà acquis, pour l’un comme pour l’autre, qui ne doivent in fine qu’apprendre à partager une femme et une mère. Cette présence féminine qui les meut, n’est de toute manière plus à conquérir puisqu’elle s’offre littéralement et a priori aux deux hommes. Les étapes rencontrées par le personnage de Jonah Hill, qui le mènent lui aussi à un accomplissement certain, sont d’ailleurs rapidement éludées, la décision finale de réintégrer John étant naturellement synthétisée par le regard de Cyrus sur sa mère allongée. Encore une fois l’essentiel était ailleurs, plus tôt, il a d’ores et déjà été consommé et il s’agit désormais d’apprendre à vivre, à bâtir sur ces nouvelles données. Par extension, c’est aussi la nouvelle comédie américaine, dans toute sa beauté mais aussi la hâte qui la caractérise, qui fêle progressivement son œuf et commence à s’aventurer dans des contrées encore inconnues, dont l’horizon certes incertain et infini semble recéler davantage de promesses que de mirages.

lundi 23 août 2010

Quelques pistes sur 'The Party' (Blake Edwards)


Dans Showgirls (1995), Paul Verhoeven filme l’irruption d’une jeune femme, violée et tuméfiée, au sein d’une luxueuse soirée. Le sang ruisselant le long de ces jambes ne manque pas de causer une panique générale et de mettre à sac un lieu pourtant prompt à la bienséance. Dans cette courte scène d’un film injustement mésestimé, c’est tout le fil directeur de l’œuvre du maître hollandais qui est pourtant synthétisé, de Floris (une pomme juteuse y est infestée de vers) à Black Book (un héros de la résistance, acclamé du haut de son balcon, ne peut empêcher la découverte de la juive qu’il séquestre), à savoir la mise en lumière de l’abîme qui réside, irrémédiablement, sous le vernis de surfaces bien polies. De l’anomalie qui, une fois révélée, lève le voile sur l’effrayante ambigüité d’un tableau qui se voudrait limpide.

Presque trente ans plus tôt, en 1968, Blake Edwards réalise The Party. Peter Sellers y incarne Hrundi V. Bakshi, un acteur indien invité par mégarde à la soirée d’un grand producteur hollywoodien, qu’il contribuera à dévaster. Edwards a beau ici préfigurer les enjeux qui seront, plus tard, au centre de la filmographie de Verhoeven, les chemins qu’il emprunte en sont pourtant diamétralement opposés. Alors que le cinéaste batave révèle les dessous pour mieux condamner l’ensemble, et peine à déceler une issue autre que cynique à la médiocrité qui l’environne, Edwards opte pour le parti-pris inverse et choisit de se servir de Bakshi, personnage de cartoon burlesque, comme d’un vecteur de mouvement et de dynamisme constant. Il ne s’agit donc pas ici de filmer pour faire mal, mais plutôt de s’immiscer, à l’instar de Bakshi, au sein d’un système dont il faudra transfigurer les contours pour se les approprier et, l’espace d’un instant, les sublimer. Ainsi, en inadéquation avec ses hôtes d’un soir, le figurant indien persévère, sorte de bizarrerie atypique et instable dans un océan d’immobilisme, engoncé dans un corps qui se meut sans en avoir reçu l’injonction. Une étrangeté physique suffisante, tout du moins, pour fragiliser à son insu certains codes et limites poreuses, et progressivement dévoiler la beauté qui germe au creux de la laideur du monde, ou encore générer de la vitesse en lieu et place d’un conformisme sectaire, microcosme d’une structure qui continue pourtant de provoquer la verve et la hargne, par exemple, de Verhoeven.

Mais Blake Edwards ne hait à aucun instant les personnages qu’il met en scène, et préfère les modeler, questionner leurs principes grâce à l’irruption inopinée de Bakshi. Et une fois ce dernier enfin en place, maître de ses gestes désordonnés et de son environnement, suivi par une horde de serveurs saouls et de danseurs russes escortant un éléphant, il faut voir l’énergie ahurissante avec laquelle Edwards s’amuse du monde, privilégie la fuite en avant, la vélocité et l’énergie sans suite, au détriment d’une charge sociale atone. Edwards, conscient de la duplicité qui l’environne, des miasmes qui grouillent sous la peau du corps social, choisit donc néanmoins de s’en accommoder et s’impose en tant que héraut du mouvement, du dynamisme transcendantal et, surtout, des trajectoires et relations singulières aux dépends des grands arcs sociétaux. De fait, un film s’achevant au petit matin sur la promesse évanescente d’un rendez-vous amoureux, bâti sur les ruines d’une maison gisant dans l’alcool et dans la mousse, ne peut que rire en réponse aux turpitudes de son temps et courir sur la surface de ce monde disloqué, qu’il aura tant bien que mal contribué à remodeler.

mardi 27 avril 2010

'Vengeance' de Johnnie To - le dernier grand coup de bluff d'un cinéaste (dé)bridé


Johnnie To, de Mission à Exilé en passant par Breaking News, a toujours eu pour particularité de faire de la violence et de son esthétisation des moyens de socialisation. Le cinéaste hongkongais n’a en effet jamais dissimulé son sens aigu des priorités, et le partage d’un bon bol de riz entre amis ne peut en aucun cas, au sein de son œuvre, être supplanté par la nécessité de l’affrontement. Même lorsque celui-ci se fait impérieux, comme lors des derniers instants d’Exilé, des tueurs à gage soudés par des liens indéfectibles choisiront sans sourciller de prendre le temps de quelques photos souvenirs avant de dégainer. Plus tôt dans le même film, ce sont même deux camps opposés qui vont s’attabler paisiblement avant de s’affronter, bel et bien conscients que les papilles de certains d’entre eux ne goûteront désormais plus qu’à la poussière. Il va sans dire que, via cette apologie de la gastronomie, ce sont les contours d’un vaste univers qui sont effleurés, au sein duquel l’amitié, l’intégrité, l’amour et l’ivresse auront toujours plus d’importance que les contingences imposées par une quelconque autorité. Les fusillades transcendées par la virtuosité du cinéaste laissent donc régulièrement place à des instants fugaces de tranquillité, paradis des saveurs où la cuisson d’un œuf et le baiser d’une femme auront tout le temps du monde pour s’accomplir à leur juste mesure. Johnnie To, cinéaste apaisé ? Ce serait omettre que cette sérénité ourdit l’inexorable retour des balles, toute surface revêtant sa part de profondeur angoissée.

Dans son avant-dernier film, Sparrow, Johnnie To s’affranchit cependant enfin du dictat des gunfights pour se consacrer à ce qui a toujours été le moteur de son œuvre, soit l’approche pudique et délicate de l’amour et de l’amitié. Comme émancipé de la nécessité de filmer la violence pour aboutir à ce qui le meut, le cinéaste substitue le ballet des M16 aux chorégraphies de milliers de parapluies, et comme le dit Hugues Derolez, « on se promène beaucoup à vélo (et si possible à quatre sur un vélo) » en zigzaguant au lieu d’« atteindre le sommet » par automatisme. Les idylles ne sont alors plus menacées par l’ombre des combats, le cosmos a trouvé son harmonie et le cinéma de Johnnie To sa pierre angulaire, son équilibre dépouillé, son aboutissement fantasmé depuis tant d’années.


C’est dans ce contexte qu’est réalisé Vengeance, le dernier film du cinéaste, en 2009. Johnny Halliday aka Frank Costello, un restaurateur parisien, se retrouve devant la caméra et n’a qu’une idée en tête, venger sa fille, incarnée par Sylvie Testud. La famille de cette dernière a été sauvagement décimée pour une raison inconnue et l’homme décide de déambuler dans Macao pour retrouver les coupables. Il fait alors la connaissance de trois tueurs à gage -soudaine réminiscence des sources de l’œuvre de To, tant ces derniers présentent un sens du devoir et du sacrifice burlesque hors du commun-, et les engage à ses côtés. D’emblée, le film surprend de par son apparente absence d’intrigues et de liens secondaires ; Costello n’existe que via cette pulsion vengeresse, et ses acolytes ne font office que de faire-valoir. En ce sens, le cinéaste semble se détourner de sa trajectoire passée, de l’arc de son œuvre jusqu’ici absolument tendue vers le primat de la réunion sur la destruction. Comme un inéluctable retour à des chaînes que l’on pensait pourtant rompues. En témoigne la traditionnelle occurrence de la figure du repas, cette fois-ci annihilée par Costello, qui refuse de savourer le barbecue galamment offert par ceux qui ont détruit sa famille. Quelque chose a visiblement changé dans le cinéma de Johnnie To, et c’est tout-à-fait déplaisant.

Tout ne tourne pourtant pas rond dans cette intrigue d’une limpidité confondante, dont les rouages sont expédiés en quelques plans par un cinéaste qui rêve visiblement d’un tout autre film. On apprend tout d’abord que Costello a une balle logée dans la tête depuis quelques années, souvenir d’une époque révolue qui, un jour, sans prévenir, changera sa vie en détruisant l’intégralité de sa mémoire. On se prend alors à rêver d’un film suspendu, d’un écho à l’Avventura d’Antonioni, d’un Johnny Halliday amnésique errant dans les rues de Macao, sans autre ambition que celle de déguster des porcs au caramel en compagnie de quelques jeunes femmes peu regardantes. Tellement plus en phase avec ce que l’on connaît et espère de To, ce fantasme sans jamais se réaliser pleinement prend progressivement corps, alors que les contours de l’intrigue se diluent progressivement, jusqu’à finalement ne plus exister du tout. Première étape de cette désagrégation, l’inévitable perte de mémoire de Costello, qui ne déçoit pas et préfère recommencer sa vie en jouant au foot avec des enfants, hagard et demeuré sur une plage abandonnée, plutôt que de profiter des vices offerts par la cité chinoise. « Revenge ? What is revenge ? » répond-il incrédule aux trois tueurs l’accompagnant. Seconde étape, le coup de génie de ces derniers, qui ne dérogent pas à leurs obligations contractuelles et s’en vont affronter les ennemis de Costello. Alors, dans un champ en friche, une centaine de ninjas camouflés derrière des cubes mobiles de vieux papiers journaux vont encercler les trois employés, riant face à la mort, comme toujours chez To, et les abattre à la manière d’un FPS en surchauffe. Le gunfight le plus improbable de la décennie achève de confirmer nos doutes au sujet des intentions du cinéaste qui, à la suite de Sparrow, semble définitivement régler ses comptes avec le registre qui l’a vu naître.


Bien décidé à se venger, To devient le véritable protagoniste de son œuvre et signe un film sans tête et aux pieds d’argile, parsemé de fusillades ineptes et littéralement dénuées de tout ce qui a toujours fait leur force, soit leur versant amoureux. L’amour d’une femme certes, le plus souvent, mais aussi d’un ami, d’un concept, ou encore d’un nem sauce aigre-douce. Tel un poisson frétillant à la surface du sol, Vengeance se débat, au plus grand plaisir de To, et perd progressivement la vue. Costello, finalement repêché par une femme et bien décidé, sans trop savoir pourquoi, à venger ses amis morts, loge une balle dans la tête du commanditaire de leurs assassinats, homme qui a par ailleurs également détruit sa famille. Incapable de se souvenir de la raison de ce déferlement de violence, Costello jette un regard à sa victime et, avant de l’abattre, déclare « this jacket belongs to you » en référence à l’élément qui lui a permis de l’identifier. Il ne s’agit alors plus de laver un honneur bafoué ou d’apaiser la mémoire d’êtres chers et disparus ; non, seulement de retrouver le propriétaire d’une veste criblée de balles. Sans motif, sans justification, et surtout sans moteur, Vengeance est le dernier grand coup de bluff d’un cinéaste parvenu à maturité, et qui se plaît à décrypter l’ineptie d’un genre livré à lui-même. En guise d’épilogue, un Costello amnésique semble absolument comblé et surpris de se retrouver sur cette plage en compagnie d’enfants aux yeux étrangement bridés, et d’une jolie jeune femme qu’il a certainement oublié avoir fécondée. Autour d’un dernier bon repas, l’assemblée éclate de rire, visiblement ravie de la bonne blague qui vient d’être contée.