Un étranger amorphe erre dans les rues de Kuala Lumpur, muet, comme enseveli. Sous le poids du plan fixe, sous la pesanteur du temps qui passe et ne traduit finalement que l'immobilité et la décrépitude, il s'écroule. Au sein de cet espace sombre et soumis à l'implosion, agressé jusque dans son dispositif, c'est la sensation, le toucher qui ravivent les corps que Tsai Ming-Liang choisit de filmer et, par ce biais, de rendre réflexifs. Désespérément, il favorise la perception au détriment de l'évolution didactique, et façonne (car c'est bien à la sculpture que 'I don't want to sleep alone' aboutit, le temps et l'incrustation ayant finalement remplacé la perspective) à tâtons l'un des témoignages les plus définitifs, sombres et fertiles de notre modernité.
La cohabitation est impure, hétérogène, vouée au déséquilibre et à la destruction dès sa genèse, et c'est ici clairement l'atmosphère originelle qui en pâtit. Les corps luttent, se débattent bien qu'anesthésiés et, alors que le long plan fixe essentiellement castrateur découvre soudainement la possibilité de jouer avec la perspective, l'espace, la fuite, il suffit d'un regard pour que l'attirance se mue en jouissance, la main de l'homme qui pénètre le sexe opposé, par-delà les tissus toujours fatalement dressés mais, pour la première fois, vulnérables. L'espace d'un plan isolé, toujours, car la progression et l'espoir ne sont pas de mise aujourd'hui, au contraire de l'illusion. Tsai Ming-Liang l'a depuis longtemps compris et ce n'est pas un hasard si, dans la majorité de ses précédents films, les scènes musicales ont été régulièrement perçues comme des entractes bienveillants, alors qu'il s'agit d'une introspection toujours plus violente au sein des balbutiements dominants.
We don't want to sleep alone. Clairement, Tsai Ming-Liang ne joue plus du tout, massacre la concession, et l'ironie corrosive de la parodie musicale a disparu. Cette fois, c'est le regard bleu et irréversiblement fixe du tétraplégique conscient qui fait office de fil rouge, lavé comme un chien par son infirmière dépressive, et plus personne ne rit, et Tsai Ming-Liang n'en finit pas de nous rappeler que la solidarité corporelle et le refuge sont les derniers remparts, certes illusoires mais convaincants ; il n'en finit pas de nous rappeler que si un jour son oeuvre a provoqué le rire, ce dernier ne pouvait être que noir.
Noir. Noir comme l'eau putréfiée de ce lac qui berce les trois amoureux, inconnus les uns des autres mais dont les corps se réconfortent, crispés mais heureux, allongés sur ce matelas pneumatique de fortune qui ne demande qu'à couler. L'image frappe et les résonances sont nombreuses. Le lit conjugal traverse verticalement, lentement, ce cadre figé taillé dans la roche, et apparaissent à sa suite les gerbes fluorescentes mais toujours artificielles d'une lampe insidieuse, comme pour nous remettre en tête cette litanie funèbre.
Car la menace invisible mais omniprésente qui plane sur la cité a transpercé le sexe, alors même qu'il dépassait enfin le stade de la frustration, et c'est la maladie qui l'emporte sur les chairs vouées à se mélanger, à s'émanciper. Le sommeil forcé éclipse la pénétration et s'impose naturellement au milieu de ce marasme, comme pour mieux l'occulter. Fatalement. Tsai Ming-Liang n'a jamais été aussi cohérent dans ses partis pris formels et sa construction, aboutissant en guise de synthèse à transférer le rôle de son acteur fétiche, Lee Kang-Sheng, de la victime anesthésiée mais mobile au tétraplégique, personnage impuissant, terrifiant ; peut-être le plus conscient et responsable de tous.
Majestueux, fier, hermétique au désastre. Le papillon rouge, jaune et vert se pose sur l'épaule de l'ouvrier, longtemps. Irrégulier, il traverse l'espace, s'éloigne puis réapparaît. Entité improbable, surréaliste, il illumine le plan fixe de son insouciance ; lui a trouvé la faille, a percé la rigueur désespérée du dispositif de Tsai Ming-Liang et l'irradie d'espoir. Il s'agit de s'immerger du mystère et d'oublier ses larmes. Le papillon dormira seul ce soir.