dimanche 19 septembre 2010

Cyrus - Jay et Mark Duplass

Le renouveau de la comédie américaine, porté par la nébuleuse Apatow, a tendance à s’essouffler et peine à renouveler ses fondamentaux, à l’image de American Trip qui mêle aux considérations déjà développées par ses cousins (la filiation, la gestion de la célébrité, ou encore d’une famille en devenir, avec ce que ces notions comportent d’aliénant) une énergie physique et un humour gestuel que l’on n’imaginait pas poindre dans ce cadre et qui, surtout, brasse davantage d’air qu’il ne génère de mouvement.

C’est donc l’inattendu et salutaire Cyrus, de Jay et Mark Duplass, qui offre dans la foulée un véritable nouvel angle d’approche, et parvient à étendre les frontières d’un univers en phase de sclérose. Si ce dernier diffère de ses grands frères, sans pour autant abandonner leurs plus grandes préoccupations, c’est avant tout dans sa construction et dans l’arc scénaristique qu’emprunte le personnage de John C. Reilly. Célibataire depuis sept ans, vivant dans une grande maison d’adolescent, il ne suffira que d’une séquence, une fête organisée par son ex-femme, pour bazarder le cheminement qui le mène à une certaine forme de renaissance, et qui aurait constitué les deux tiers, l’essentiel d’une production Apatow classique et justement reconnue comme telle du fait de ce format. Dans Cyrus la route est inversée, la maïeutique du personnage principal intervient en tout début de métrage, littéralement et concrètement exprimée par un Reilly éméché à une fille choisie au hasard, en l’occurrence la plus vilaine du continent américain. Cette dernière, visiblement lassée, s’en ira plutôt passer un coup de fil, tandis que John rencontrera quelques instants plus tard la femme de sa vie. Ce fait étant établi et la trajectoire personnelle du personnage principal digérée, que reste-t-il aux Duplass pour exister, pour s’inscrire au sein d’un courant qui leur préexiste, mais qu’il s’agit désormais de ne plus singer ?

Cyrus, en même temps que son personnage éponyme Jonah Hill, entre alors dans la cour des grands. Les sentiers ne sont plus balisés par de quelconques repères, l’évolution n’est plus rectiligne, toute droit dirigée vers un accomplissement (même si les derniers plans des films directement réalisés par Apatow sont certes toujours amers et ambigus), les possibilités sont illimitées et il s’agit donc ici, avant tout, de flotter et de tâtonner. Tâtonner à l’image de cette caméra instable, qui zoome et qui dézoome, parfois de manière systématique et un peu malheureuse, mais dont l’évidente lisibilité des intentions génère davantage de tendresse que de mépris. La tendresse, c’est aussi ce qui traverse le métrage à partir de la fête initiatique, et ne s’en départira plus. Cyrus et John se livrent certes à un conflit latent, puis ouvert, ayant chacun pour objectif de vivre avec la très belle Molly (Marisa Tomei). Mais il ne s’agit après tout que de courtes et anecdotiques tranches de vie, comme suspendues, soumises aux impondérables et à des oppositions nécessaires, l’essentiel étant dans tous les cas déjà acquis, pour l’un comme pour l’autre, qui ne doivent in fine qu’apprendre à partager une femme et une mère. Cette présence féminine qui les meut, n’est de toute manière plus à conquérir puisqu’elle s’offre littéralement et a priori aux deux hommes. Les étapes rencontrées par le personnage de Jonah Hill, qui le mènent lui aussi à un accomplissement certain, sont d’ailleurs rapidement éludées, la décision finale de réintégrer John étant naturellement synthétisée par le regard de Cyrus sur sa mère allongée. Encore une fois l’essentiel était ailleurs, plus tôt, il a d’ores et déjà été consommé et il s’agit désormais d’apprendre à vivre, à bâtir sur ces nouvelles données. Par extension, c’est aussi la nouvelle comédie américaine, dans toute sa beauté mais aussi la hâte qui la caractérise, qui fêle progressivement son œuf et commence à s’aventurer dans des contrées encore inconnues, dont l’horizon certes incertain et infini semble recéler davantage de promesses que de mirages.

lundi 23 août 2010

Quelques pistes sur 'The Party' (Blake Edwards)


Dans Showgirls (1995), Paul Verhoeven filme l’irruption d’une jeune femme, violée et tuméfiée, au sein d’une luxueuse soirée. Le sang ruisselant le long de ces jambes ne manque pas de causer une panique générale et de mettre à sac un lieu pourtant prompt à la bienséance. Dans cette courte scène d’un film injustement mésestimé, c’est tout le fil directeur de l’œuvre du maître hollandais qui est pourtant synthétisé, de Floris (une pomme juteuse y est infestée de vers) à Black Book (un héros de la résistance, acclamé du haut de son balcon, ne peut empêcher la découverte de la juive qu’il séquestre), à savoir la mise en lumière de l’abîme qui réside, irrémédiablement, sous le vernis de surfaces bien polies. De l’anomalie qui, une fois révélée, lève le voile sur l’effrayante ambigüité d’un tableau qui se voudrait limpide.

Presque trente ans plus tôt, en 1968, Blake Edwards réalise The Party. Peter Sellers y incarne Hrundi V. Bakshi, un acteur indien invité par mégarde à la soirée d’un grand producteur hollywoodien, qu’il contribuera à dévaster. Edwards a beau ici préfigurer les enjeux qui seront, plus tard, au centre de la filmographie de Verhoeven, les chemins qu’il emprunte en sont pourtant diamétralement opposés. Alors que le cinéaste batave révèle les dessous pour mieux condamner l’ensemble, et peine à déceler une issue autre que cynique à la médiocrité qui l’environne, Edwards opte pour le parti-pris inverse et choisit de se servir de Bakshi, personnage de cartoon burlesque, comme d’un vecteur de mouvement et de dynamisme constant. Il ne s’agit donc pas ici de filmer pour faire mal, mais plutôt de s’immiscer, à l’instar de Bakshi, au sein d’un système dont il faudra transfigurer les contours pour se les approprier et, l’espace d’un instant, les sublimer. Ainsi, en inadéquation avec ses hôtes d’un soir, le figurant indien persévère, sorte de bizarrerie atypique et instable dans un océan d’immobilisme, engoncé dans un corps qui se meut sans en avoir reçu l’injonction. Une étrangeté physique suffisante, tout du moins, pour fragiliser à son insu certains codes et limites poreuses, et progressivement dévoiler la beauté qui germe au creux de la laideur du monde, ou encore générer de la vitesse en lieu et place d’un conformisme sectaire, microcosme d’une structure qui continue pourtant de provoquer la verve et la hargne, par exemple, de Verhoeven.

Mais Blake Edwards ne hait à aucun instant les personnages qu’il met en scène, et préfère les modeler, questionner leurs principes grâce à l’irruption inopinée de Bakshi. Et une fois ce dernier enfin en place, maître de ses gestes désordonnés et de son environnement, suivi par une horde de serveurs saouls et de danseurs russes escortant un éléphant, il faut voir l’énergie ahurissante avec laquelle Edwards s’amuse du monde, privilégie la fuite en avant, la vélocité et l’énergie sans suite, au détriment d’une charge sociale atone. Edwards, conscient de la duplicité qui l’environne, des miasmes qui grouillent sous la peau du corps social, choisit donc néanmoins de s’en accommoder et s’impose en tant que héraut du mouvement, du dynamisme transcendantal et, surtout, des trajectoires et relations singulières aux dépends des grands arcs sociétaux. De fait, un film s’achevant au petit matin sur la promesse évanescente d’un rendez-vous amoureux, bâti sur les ruines d’une maison gisant dans l’alcool et dans la mousse, ne peut que rire en réponse aux turpitudes de son temps et courir sur la surface de ce monde disloqué, qu’il aura tant bien que mal contribué à remodeler.

mardi 27 avril 2010

'Vengeance' de Johnnie To - le dernier grand coup de bluff d'un cinéaste (dé)bridé


Johnnie To, de Mission à Exilé en passant par Breaking News, a toujours eu pour particularité de faire de la violence et de son esthétisation des moyens de socialisation. Le cinéaste hongkongais n’a en effet jamais dissimulé son sens aigu des priorités, et le partage d’un bon bol de riz entre amis ne peut en aucun cas, au sein de son œuvre, être supplanté par la nécessité de l’affrontement. Même lorsque celui-ci se fait impérieux, comme lors des derniers instants d’Exilé, des tueurs à gage soudés par des liens indéfectibles choisiront sans sourciller de prendre le temps de quelques photos souvenirs avant de dégainer. Plus tôt dans le même film, ce sont même deux camps opposés qui vont s’attabler paisiblement avant de s’affronter, bel et bien conscients que les papilles de certains d’entre eux ne goûteront désormais plus qu’à la poussière. Il va sans dire que, via cette apologie de la gastronomie, ce sont les contours d’un vaste univers qui sont effleurés, au sein duquel l’amitié, l’intégrité, l’amour et l’ivresse auront toujours plus d’importance que les contingences imposées par une quelconque autorité. Les fusillades transcendées par la virtuosité du cinéaste laissent donc régulièrement place à des instants fugaces de tranquillité, paradis des saveurs où la cuisson d’un œuf et le baiser d’une femme auront tout le temps du monde pour s’accomplir à leur juste mesure. Johnnie To, cinéaste apaisé ? Ce serait omettre que cette sérénité ourdit l’inexorable retour des balles, toute surface revêtant sa part de profondeur angoissée.

Dans son avant-dernier film, Sparrow, Johnnie To s’affranchit cependant enfin du dictat des gunfights pour se consacrer à ce qui a toujours été le moteur de son œuvre, soit l’approche pudique et délicate de l’amour et de l’amitié. Comme émancipé de la nécessité de filmer la violence pour aboutir à ce qui le meut, le cinéaste substitue le ballet des M16 aux chorégraphies de milliers de parapluies, et comme le dit Hugues Derolez, « on se promène beaucoup à vélo (et si possible à quatre sur un vélo) » en zigzaguant au lieu d’« atteindre le sommet » par automatisme. Les idylles ne sont alors plus menacées par l’ombre des combats, le cosmos a trouvé son harmonie et le cinéma de Johnnie To sa pierre angulaire, son équilibre dépouillé, son aboutissement fantasmé depuis tant d’années.


C’est dans ce contexte qu’est réalisé Vengeance, le dernier film du cinéaste, en 2009. Johnny Halliday aka Frank Costello, un restaurateur parisien, se retrouve devant la caméra et n’a qu’une idée en tête, venger sa fille, incarnée par Sylvie Testud. La famille de cette dernière a été sauvagement décimée pour une raison inconnue et l’homme décide de déambuler dans Macao pour retrouver les coupables. Il fait alors la connaissance de trois tueurs à gage -soudaine réminiscence des sources de l’œuvre de To, tant ces derniers présentent un sens du devoir et du sacrifice burlesque hors du commun-, et les engage à ses côtés. D’emblée, le film surprend de par son apparente absence d’intrigues et de liens secondaires ; Costello n’existe que via cette pulsion vengeresse, et ses acolytes ne font office que de faire-valoir. En ce sens, le cinéaste semble se détourner de sa trajectoire passée, de l’arc de son œuvre jusqu’ici absolument tendue vers le primat de la réunion sur la destruction. Comme un inéluctable retour à des chaînes que l’on pensait pourtant rompues. En témoigne la traditionnelle occurrence de la figure du repas, cette fois-ci annihilée par Costello, qui refuse de savourer le barbecue galamment offert par ceux qui ont détruit sa famille. Quelque chose a visiblement changé dans le cinéma de Johnnie To, et c’est tout-à-fait déplaisant.

Tout ne tourne pourtant pas rond dans cette intrigue d’une limpidité confondante, dont les rouages sont expédiés en quelques plans par un cinéaste qui rêve visiblement d’un tout autre film. On apprend tout d’abord que Costello a une balle logée dans la tête depuis quelques années, souvenir d’une époque révolue qui, un jour, sans prévenir, changera sa vie en détruisant l’intégralité de sa mémoire. On se prend alors à rêver d’un film suspendu, d’un écho à l’Avventura d’Antonioni, d’un Johnny Halliday amnésique errant dans les rues de Macao, sans autre ambition que celle de déguster des porcs au caramel en compagnie de quelques jeunes femmes peu regardantes. Tellement plus en phase avec ce que l’on connaît et espère de To, ce fantasme sans jamais se réaliser pleinement prend progressivement corps, alors que les contours de l’intrigue se diluent progressivement, jusqu’à finalement ne plus exister du tout. Première étape de cette désagrégation, l’inévitable perte de mémoire de Costello, qui ne déçoit pas et préfère recommencer sa vie en jouant au foot avec des enfants, hagard et demeuré sur une plage abandonnée, plutôt que de profiter des vices offerts par la cité chinoise. « Revenge ? What is revenge ? » répond-il incrédule aux trois tueurs l’accompagnant. Seconde étape, le coup de génie de ces derniers, qui ne dérogent pas à leurs obligations contractuelles et s’en vont affronter les ennemis de Costello. Alors, dans un champ en friche, une centaine de ninjas camouflés derrière des cubes mobiles de vieux papiers journaux vont encercler les trois employés, riant face à la mort, comme toujours chez To, et les abattre à la manière d’un FPS en surchauffe. Le gunfight le plus improbable de la décennie achève de confirmer nos doutes au sujet des intentions du cinéaste qui, à la suite de Sparrow, semble définitivement régler ses comptes avec le registre qui l’a vu naître.


Bien décidé à se venger, To devient le véritable protagoniste de son œuvre et signe un film sans tête et aux pieds d’argile, parsemé de fusillades ineptes et littéralement dénuées de tout ce qui a toujours fait leur force, soit leur versant amoureux. L’amour d’une femme certes, le plus souvent, mais aussi d’un ami, d’un concept, ou encore d’un nem sauce aigre-douce. Tel un poisson frétillant à la surface du sol, Vengeance se débat, au plus grand plaisir de To, et perd progressivement la vue. Costello, finalement repêché par une femme et bien décidé, sans trop savoir pourquoi, à venger ses amis morts, loge une balle dans la tête du commanditaire de leurs assassinats, homme qui a par ailleurs également détruit sa famille. Incapable de se souvenir de la raison de ce déferlement de violence, Costello jette un regard à sa victime et, avant de l’abattre, déclare « this jacket belongs to you » en référence à l’élément qui lui a permis de l’identifier. Il ne s’agit alors plus de laver un honneur bafoué ou d’apaiser la mémoire d’êtres chers et disparus ; non, seulement de retrouver le propriétaire d’une veste criblée de balles. Sans motif, sans justification, et surtout sans moteur, Vengeance est le dernier grand coup de bluff d’un cinéaste parvenu à maturité, et qui se plaît à décrypter l’ineptie d’un genre livré à lui-même. En guise d’épilogue, un Costello amnésique semble absolument comblé et surpris de se retrouver sur cette plage en compagnie d’enfants aux yeux étrangement bridés, et d’une jolie jeune femme qu’il a certainement oublié avoir fécondée. Autour d’un dernier bon repas, l’assemblée éclate de rire, visiblement ravie de la bonne blague qui vient d’être contée.

jeudi 29 janvier 2009

"Expérimenter le frisson" - Valkyrie (Bryan Singer)


Le 20 juillet 1944, un groupe de résistants allemands échoue à assassiner Hitler et signe ainsi son propre arrêt de mort. Dès l'énoncé de ses enjeux, Valkyrie présente l'originalité de générer un suspense et de la fébrilité là où il n'y a pourtant que certitudes et délimitations : l'attentat est un échec, restera dans l'ombre de la victoire des Alliés, Claus von Stauffenberg et ses lieutenants tomberont dans l'oubli. Travail de mémoire et de réhabilitation dira-t-on, pour des hommes qui ont donné leur vie dans l'espoir de restaurer la dignité de leur patrie.

Je pense ici à Black Book (Verhoeven, 2006), à sa manière de digérer un passé biaisé pour en faire rejaillir les conséquences contemporaines avec rage et justesse. Je pense à The Addiction (Ferrara, 1994), qui inscrit la douleur et la mort sur le celluloïd même, qui ressuscite les images pour mieux les actualiser. A ce cinéma encore déchiré, intrinsèquement malade et conscient du fardeau que l'on continue de porter, Singer répond avec une fiction historique d'antiquaires, certes fluide et par moments virtuose, mais toujours cantonnée au récit figé. Valkyrie sort à peine sur les écrans qu'il n'appartient déjà plus qu'au passé, incapable d'en faire la synthèse pour éclairer voire, dans des cas extrêmes, modifier la perception du présent

Dans Vol 93, Greengrass se servait de la -prématurée- fiction historique comme d'un grand huit, et sous couvert de réhabiliter des mémoires héroïques niait la notion même de libre-arbitre par l'impact hypnotisant de l'image. Pris en otage par la virtuosité, la fluidité d'une caméra, il ne s'agit plus de mettre en relief les événements passés pour en tirer les conséquences, mais de s'en nourrir comme d'une attraction maladive, toucher de loin à la catastrophe pour mieux jouir de notre quiétude. « Expérimenter le frisson », l'un des points cardinaux de l'histoire du cinéma mis à mal par les dangers de la mimèse historique, voilà le réel enjeu de Valkyrie.

Singer le développe en effet à son insu, préférant instaurer un rapport exclusivement iconographique au sujet, toujours via un médium et sans jamais s'extirper de l'imagerie reproduisant les signes extérieurs de la catastrophe. Jamais Singer n'ose la confrontation au présent, celle qui dépasse le frisson technique pour rallier l'époque et investir les quotidiens. Dans Considérations intempestives (1873), Nietzsche écrit que « seul celui que la nécessité présente prend à la gorge et qui veut à tout prix en rejeter le poids, sent le besoin d'une histoire critique, c'est-à-dire qui juge et qui condamne » ; en choisissant d'embaumer les corps plutôt que d'en démultiplier les démons, Singer semble bien loin de la lucidité hargneuse de Paul Verhoeven...

jeudi 4 décembre 2008

"A gourmet meal"


'A Night at the Roxbury', 'Anchorman' et 'Talladega Nights', en plus d'avoir Will Ferrell en commun, partagent tous trois la même structure. Un schéma narratif certes plutôt académique : la présentation du ou des personnages principaux, un événement perturbateur, et la reconstruction qui s'ensuit. Rien de révolutionnaire ici sauf si l'on accepte de lire entre les lignes, de passer outre le vernis absurde pour toucher à l'essence de cette trilogie informelle.

Un loser envieux du monde de la nuit, un présentateur vedette iconique puis un champion de rally surexposé, trois personnages initialement usants car figés dans l'univers cinématographique, série de gimmicks à l'appui et tics comiques à répétition. C'est de là que Ferrell puise sa grandeur, puisqu'il parvient à faire tomber des masques que l'on croyait définitifs, extirpe ses personnages de la simple imagerie pour leur façonner un visage pétri de faiblesses et de nuances. Mais plus que le constat, c'est ici la trajectoire qui importe.

Une affaire de valeurs sans doute, de seconde chance, de compassion portée à un personnage engoncé dans un costume. De liant également, puisque s'opère un glissement entre des rapports prédéterminés voire imposés, et une délicate reconstitution de la sphère intime, le plus souvent familiale. Un Ricky Bobby retrouvé le lâche du bout des lèvres, au volant, à un père absent : « You know what ? Let's go out tonight, you know, the whole family. I'm talking about sitting down, enjoying a gourmet meal... ». C'est précisément là que se trouve toute la beauté de ces trois films cousins, parvenir à mettre en exergue la reconstruction de relations fondamentales et pourtant perdues, dissimulées sous un amas d'enjeux anodins mais initialement prépondérants.

Ainsi, les Butabi de 'A night at the Roxbury' doivent-ils se frotter aux contraintes du monde adulte pour faire un pas en arrière et prendre conscience de cet amour fraternel, intrinsèquement juvénile, qui les unit et qu'ils ne sont pas prêts à abandonner. Il s'agit pour les Butabi de ne pas céder à de supposés impératifs pour mieux laisser s'épanouir le lien qui les a construit ; à l'inverse, Ron Burgundy et surtout Ricky Bobby profitent d'un élément perturbateur (dans les deux cas l'arrivée d'un concurrent a priori néfaste) pour se débarrasser de l
eur apparat, et ainsi lentement reconstruire une sphère oubliée.

Affaire de valeurs et de trajectoires disais-je, car rien ici n'advient sans une certaine idée de la solidarité, inaliénable, fondamentale mais pansée car exposée. Affaire de responsabilités sociales qui s'imbriquent, s'opposent à l'intime, nécessitent retouches et mutations. Dans 'Talladega Nights', un Ricky Bobby convalescent rentre dans une voiture les yeux bandés alors que son père le guide, démarre, hésite et accélère avant de percuter quelques obstacles et finit par détruire une maison ; laborieux réapprentissage d'une confiance amoindrie par les années, à tâtons et sur béquilles.

mardi 2 décembre 2008

Foot-Ciné : Et si William Gallas remontait Raging Bull ?

J'ai pour projet de passer en revue les grands championnats européens et équipes nationales pour déterminer quels films auraient pu réaliser les divers joueurs, et dans quels courants cinématographiques se placeraient-ils. Pour faire simple, commençons et probablement finissons par l'équipe de France (je me contente d'un onze type, agrémenté de deux ou trois notables remplaçants, notamment en pointe où je ne peux pas délaisser deux des trois stars).

Premier volet, la défense :

Gardien – Mandanda : atypique, surprenant et charismatique, porté aux nues après ses toutes premières oeuvres mais dès lors pas nécessairement constant. Explosif au sol, artiste de la terre en grande difficulté lorsqu'il s'agit de devenir plus aérien, Steve Mandanda est William Friedkin. Un Friedkin apaisé, discret mais tourmenté, le film-phare de Mandanda se situerait entre 'Traqué' et 'Délivrance', entre 'Bug' et 'X-files le film'.

Les arrières latéraux – Sagnol/Sagna – Abidal/Evra : un double-duo tout à fait symptomatique du poste si particulier, si complet d'arrière latéral, qui est à mes yeux le plus intéressant sur un terrain. Ces quatre-là évoquent avant tout un passage de relai, deux carrières en fin de vie (une mort naturelle et une longue maladie, disons un sida car ça touche à tous les compartiments du jeu) qui laissent la place à deux grands espoirs en Bleu qui peinent encore à s'affirmer. Relai temporel donc pour un poste qui se doit d'assurer le relai spatial, défend et assure les arrières tout autant qu'il se dédouble pour assurer le surnombre en attaque (par des voies pas forcément académiques par ailleurs). Très difficile à synthétiser, mais je pense que les frères Farrelly font parfaitement l'affaire. De par leur capacité à feindre l'inoffensif pour mieux perforer, faire croire à une stabilisation de bases déjà acquises pour finalement jouer sur divers tableaux et brouiller les cartes. Tout comme Sagnol, tout comme Abidal, les frères Farrelly (encore un duo tiens) travaillent sur le liant, qu'il soit spatial ou temporel, et je désigne 'Deux en un' (buddy-movie par ailleurs, y'a pas de hasard) comme film-étendard du poste d'arrière latéral.

Les arrières centraux – Gallas/Mexès : deux personnalités complètement imprévisibles pour un poste qui nécessite peut-être la plus grande constance, avec gardien de but. Impérial en club et défectueux en sélection, tout l'inverse pour l'autre, ces deux-là manquent encore d'automatismes, ont peut-être du mal à s'adapter aux nouvelles donnes mondiales, mais s'ils reviennent à leur meilleur niveau ça risque de faire très mal. Rien de révolutionnaire, non, le poste ne l'exige pas, mais une rigueur terrifiante doublée d'un leadership indéfectible. Des meneurs d'homme, voilà ce qu'ils ont été et voilà ce qu'ils pourraient redevenir s'ils impressionnaient plus régulièrement. Gallas/Mexès, c'est Francis Ford Coppola et Ridley Scott, ce sont les réalisateurs d''Alien' mais aussi de 'American Gangster', une filmographie que l'on pourrait croire cancéreuse mais qui s'avère en réalité profondément dépressive et nostalgique. 'L'homme sans âge', Gallas et Mexès en fantasment mais ils ne l'ont pas encore réalisé. Film-étendard, 'Raging Bull' est en post-production avec Lilian Thuram au montage.

Deuxième volet, les milieux :

Les milieux défensifs – Vieira/Toulalan/Diarra² : un monstre sacré qui ne peut plus supporter les blessures et souffle ses dernières bougies + l'homme à la constance si importante que son talent tout à fait modéré en devient rare + les jumeaux fougueux un peu concons mais imposants, les Crabbe et Goyle de Harry Potter ou le petit frère et le singe de 'Speed Racer'. Sacré mélange que ces quatre-là, doberman bulldog et lévriers dans un enclos. Plus que ça, trois générations qui se succèdent et interagissent, le plus souvent pour le meilleur. Vieira/Toulalan/Diarra² ont réalisé 'Broken flowers' en 2006, état de grâce rarement atteint depuis si l'on excepte leurs quelques passages à la télévision et quelques épisodes des 'Sopranos'. Il y a somme toute du Apatow chez Patrick Vieira, cette capacité à fédérer tout en continuant de créer, enfanter un monde et des codes à soit tout en refusant de s'y astreindre totalement. Leur film-étendard se situe entre 'La nuit nous appartient' et 'Don't come knocking', quoiqu'il en soit toujours marqué du sceau de la famille et de sa reconstruction, ou comment vivre ensemble malgré les traumatismes et différences.

Les milieux offensifs – Gourcuff/Nasri : un poste en reconstruction mais pourvu de joyaux encore en phase de modélisation. Ces deux-là, souvent comparés à la légende Zidane/Murnau, sont d'ores et déjà promis à un grand avenir mais le plus dur reste à venir : concrétiser des promesses qui, à terme, pourraient leur offrir le brassard de cette nouvelle vague. Un capitanat indéfectible pour un poste de relayeur créatif, indispensable à la formation actuelle (4-2-3-1) car à la fois passeur et buteur, à la fois base solide qui sous-tend des enjeux fondamentaux mais aussi levier pour l'attaquant de pointe. Gourcuff/Nasri c'est James Gray et Wes Anderson à la fois, éclectiques, lucides et stables. Dans tous les cas il s'agit de savoir prendre le temps, lever la tête, sonder les enjeux et décider qu'une voie est plus importante qu'une autre. Perforer les codes en privilégiant l'altruisme, voilà la maxime du meneur de jeu, réalisateur il y a à peine quelques mois du déjà très grand 'L'autre rive'.

Troisième volet, l'attaque :

Les ailiers – Ribéry/Govou : un globe-trotter explosif et imprévisible allié à la constance d'un fidèle artisan, pas spécialement clinquant mais parmi ce qui se fait de mieux. L'un joue à gauche et l'autre à droite mais peuvent facilement interchanger, auteurs de trajectoires différentes mais qui s'imbriquent, ces deux-là se situent précisément entre Quentin Tarantino et Martin Scorsese. Capables de fulgurances, de s'extirper d'un poteau de corner au milieu de trois contraintes ou encore de provoquer une chevauchée créatrice dans l'axe, dans un grand soir ils peuvent tout changer ; à l'inverse, leur poste délicat et exigeant ne permet pas la moindre faiblesse et il n'est pas rare de les voir sombrer : j'en veux pour preuve la réalisation de '[Rec]' en Suissautriche l'été dernier, une parodie du poste d'ailier, celui qui pousse des grands cris pour effrayer l'adversaire mais n'est pas foutu d'enchaîner un dribble ou un concept sans se heurter à la rigueur qu'on lui oppose. A l'inverse il y a deux ans et demi, en 2006, sortait leur film-étendard, celui qui consacrait Ribéry mais laissait injustement Govou sur la touche, accusé de nonchalance voire de malhonnêteté dans l'écriture : dans un contexte on ne peut plus tourmenté, 'Easy rider' était né.
NB : il est aisé d'imiter les grands ailiers mais rares sont ceux qui se maintiennent au niveau, prenons pour exemples Mathieu Valbuena ou Jimmy Briand : l'un et l'autre après la réalisation de prometteurs clips de Daft Punk et Chemical Brothers ont vu leurs carrières sombrer après la sortie du 'Transporteur' et de '60 secondes chrono'.

Les attaquants – Henry/Anelka/Benzema : un trio tellement ambitieux qu'il en frôle l'arrogance. Une arrogance somme toute plutôt légitime, peut-être pas sur la scène internationale certes mais indiscutable dans leurs contrées. Il s'agit de tueurs, ceux qui synthétisent tous les concepts disséminés de-ci de-là par leurs équipiers pour les concrétiser à l'écran avec une force de frappe hors du commun. Il y a tout ; la modernité, l'impact, le sang-froid pour poindre vers un seul but : la victoire du collectif, l'aboutissement d'un travail effectué en amont, la lucidité. Souvent incompris car littéralement obsédés par leur objet, Henry/Anelka/Benzema sont les plus grands tenants de la modernité, ils sont Tony Scott et Gus Van Sant à la fois, ils sont les réalisateurs de 'The Doom Generation', de 'Croix de Fer' et de '2001'.
NB : si le schéma de jeu qui le précède ne parvient pas à servir son propos, même l'attaquant de pointe le plus talentueux du monde a toutes les chances de rester incompris, voire muet. En ce sens, David Trezeguet est un artiste à part sur la scène internationale, sacrifié sur l'autel d'une certaine forme de collectif. David Trezeguet se situe entre Peckinpah et Carpenter, David Trezeguet est le réalisateur de 'Impitoyable'.

vendredi 1 août 2008

Meurtre d'un bookmaker chinois (The killing of a Chinese bookie) - John Cassavetes


Cassavetes est le père d’un monstre, d’un objet dont le squelette absolument codifié ne peut plus supporter les excroissances marginales, et finit par s’y abandonner, inerte. Il y a donc le postulat de base, un gérant de cabaret de seconde zone nommé Cosmo Vitelli qui pour rembourser sa dette auprès de la pègre locale, va devoir accepter d’assassiner un bookmaker chinois en plein Chinatown. Colonne vertébrale d’un polar classique, bientôt désarticulée par le rapport qu’instaure Cassavetes entre l’espace et ses personnages.

Car si Cosmo semble d’abord incapable de s’adapter à un univers que ses créanciers génèrent et maîtrisent, il apparaît par la suite qu’il ne tente pas d’évoluer dans leur sillon mais bien en parallèle, fort de son indépendance qui lui confère la possibilité de ne pas adhérer aux codes préétablis par un collectif auquel il n’appartient pas. « I got the world by the balls », lâche-t-il ivre à l’une de ses danseuses, et de fait, Cosmo recrée à l’intérieur même du monde qu’on lui impose (celui de la pègre et du meurtre) un espace dont il maîtrise les contours. Le dilettantisme fertile répond et se nourrit de la contrainte, l’alcool, les femmes et la tendresse occultent naturellement la peur de la mort et les balles perdues. C’est donc un double-jeu qui s’instaure ici, un rapport étroit entre ce qui semble imposé par des impératifs narratifs, moteurs de tension, et son inverse, la douce litanie prônée par Cosmo Vitelli au sein d'un carcan qu'il réfute.

Cassavetes opte donc pour une approche frontale de ce qui s'avère central, à savoir l'insertion forcée d'une individualité au coeur d'un collectif codifié et potentiellement nocif. Et s'il y a insertion, puisque ce petit chinois, parrain de la côte ouest, gît désormais au fond de sa piscine, il se doit d'y avoir réaction : pour s'émanciper d'un collectif qui menace ce qu'il est et représente, Cosmo sait qu'il va en éliminer les géniteurs. Ainsi de film globalisant, qui enregistre un rapport à l'espace déterminé par un groupe tentaculaire, l'on bascule d'un point de vue tant spatial que narratif à un rétrécissement du champ.

Désormais ancré dans sa verticalité, droit malgré les blessures, Cosmo peut jouir de son cabaret bancal, de ses girls aux formes imparfaites, de son maître de cérémonie d'une laideur à peine maquillée qui affirme avec force et mélodie qu'il ne sait pas aimer. Dernier baroud d'honneur d'un employeur paisible, qui après avoir inscrit l'amour qu'il porte à son petit monde se doit de se retirer. « I got the world by the balls » disait donc Cassavetes par l'intermédiaire de Cosmo, l'un comme l'autre peut-être déjà conscients de la puissance de leur modeste entreprise.