Johnnie To, de Mission à Exilé en passant par Breaking News, a toujours eu pour particularité de faire de la violence et de son esthétisation des moyens de socialisation. Le cinéaste hongkongais n’a en effet jamais dissimulé son sens aigu des priorités, et le partage d’un bon bol de riz entre amis ne peut en aucun cas, au sein de son œuvre, être supplanté par la nécessité de l’affrontement. Même lorsque celui-ci se fait impérieux, comme lors des derniers instants d’Exilé, des tueurs à gage soudés par des liens indéfectibles choisiront sans sourciller de prendre le temps de quelques photos souvenirs avant de dégainer. Plus tôt dans le même film, ce sont même deux camps opposés qui vont s’attabler paisiblement avant de s’affronter, bel et bien conscients que les papilles de certains d’entre eux ne goûteront désormais plus qu’à la poussière. Il va sans dire que, via cette apologie de la gastronomie, ce sont les contours d’un vaste univers qui sont effleurés, au sein duquel l’amitié, l’intégrité, l’amour et l’ivresse auront toujours plus d’importance que les contingences imposées par une quelconque autorité. Les fusillades transcendées par la virtuosité du cinéaste laissent donc régulièrement place à des instants fugaces de tranquillité, paradis des saveurs où la cuisson d’un œuf et le baiser d’une femme auront tout le temps du monde pour s’accomplir à leur juste mesure. Johnnie To, cinéaste apaisé ? Ce serait omettre que cette sérénité ourdit l’inexorable retour des balles, toute surface revêtant sa part de profondeur angoissée.
Dans son avant-dernier film, Sparrow, Johnnie To s’affranchit cependant enfin du dictat des gunfights pour se consacrer à ce qui a toujours été le moteur de son œuvre, soit l’approche pudique et délicate de l’amour et de l’amitié. Comme émancipé de la nécessité de filmer la violence pour aboutir à ce qui le meut, le cinéaste substitue le ballet des M16 aux chorégraphies de milliers de parapluies, et comme le dit Hugues Derolez, « on se promène beaucoup à vélo (et si possible à quatre sur un vélo) » en zigzaguant au lieu d’« atteindre le sommet » par automatisme. Les idylles ne sont alors plus menacées par l’ombre des combats, le cosmos a trouvé son harmonie et le cinéma de Johnnie To sa pierre angulaire, son équilibre dépouillé, son aboutissement fantasmé depuis tant d’années.
C’est dans ce contexte qu’est réalisé Vengeance, le dernier film du cinéaste, en 2009. Johnny Halliday aka Frank Costello, un restaurateur parisien, se retrouve devant la caméra et n’a qu’une idée en tête, venger sa fille, incarnée par Sylvie Testud. La famille de cette dernière a été sauvagement décimée pour une raison inconnue et l’homme décide de déambuler dans Macao pour retrouver les coupables. Il fait alors la connaissance de trois tueurs à gage -soudaine réminiscence des sources de l’œuvre de To, tant ces derniers présentent un sens du devoir et du sacrifice burlesque hors du commun-, et les engage à ses côtés. D’emblée, le film surprend de par son apparente absence d’intrigues et de liens secondaires ; Costello n’existe que via cette pulsion vengeresse, et ses acolytes ne font office que de faire-valoir. En ce sens, le cinéaste semble se détourner de sa trajectoire passée, de l’arc de son œuvre jusqu’ici absolument tendue vers le primat de la réunion sur la destruction. Comme un inéluctable retour à des chaînes que l’on pensait pourtant rompues. En témoigne la traditionnelle occurrence de la figure du repas, cette fois-ci annihilée par Costello, qui refuse de savourer le barbecue galamment offert par ceux qui ont détruit sa famille. Quelque chose a visiblement changé dans le cinéma de Johnnie To, et c’est tout-à-fait déplaisant.
Tout ne tourne pourtant pas rond dans cette intrigue d’une limpidité confondante, dont les rouages sont expédiés en quelques plans par un cinéaste qui rêve visiblement d’un tout autre film. On apprend tout d’abord que Costello a une balle logée dans la tête depuis quelques années, souvenir d’une époque révolue qui, un jour, sans prévenir, changera sa vie en détruisant l’intégralité de sa mémoire. On se prend alors à rêver d’un film suspendu, d’un écho à l’Avventura d’Antonioni, d’un Johnny Halliday amnésique errant dans les rues de Macao, sans autre ambition que celle de déguster des porcs au caramel en compagnie de quelques jeunes femmes peu regardantes. Tellement plus en phase avec ce que l’on connaît et espère de To, ce fantasme sans jamais se réaliser pleinement prend progressivement corps, alors que les contours de l’intrigue se diluent progressivement, jusqu’à finalement ne plus exister du tout. Première étape de cette désagrégation, l’inévitable perte de mémoire de Costello, qui ne déçoit pas et préfère recommencer sa vie en jouant au foot avec des enfants, hagard et demeuré sur une plage abandonnée, plutôt que de profiter des vices offerts par la cité chinoise. « Revenge ? What is revenge ? » répond-il incrédule aux trois tueurs l’accompagnant. Seconde étape, le coup de génie de ces derniers, qui ne dérogent pas à leurs obligations contractuelles et s’en vont affronter les ennemis de Costello. Alors, dans un champ en friche, une centaine de ninjas camouflés derrière des cubes mobiles de vieux papiers journaux vont encercler les trois employés, riant face à la mort, comme toujours chez To, et les abattre à la manière d’un FPS en surchauffe. Le gunfight le plus improbable de la décennie achève de confirmer nos doutes au sujet des intentions du cinéaste qui, à la suite de Sparrow, semble définitivement régler ses comptes avec le registre qui l’a vu naître.
Bien décidé à se venger, To devient le véritable protagoniste de son œuvre et signe un film sans tête et aux pieds d’argile, parsemé de fusillades ineptes et littéralement dénuées de tout ce qui a toujours fait leur force, soit leur versant amoureux. L’amour d’une femme certes, le plus souvent, mais aussi d’un ami, d’un concept, ou encore d’un nem sauce aigre-douce. Tel un poisson frétillant à la surface du sol, Vengeance se débat, au plus grand plaisir de To, et perd progressivement la vue. Costello, finalement repêché par une femme et bien décidé, sans trop savoir pourquoi, à venger ses amis morts, loge une balle dans la tête du commanditaire de leurs assassinats, homme qui a par ailleurs également détruit sa famille. Incapable de se souvenir de la raison de ce déferlement de violence, Costello jette un regard à sa victime et, avant de l’abattre, déclare « this jacket belongs to you » en référence à l’élément qui lui a permis de l’identifier. Il ne s’agit alors plus de laver un honneur bafoué ou d’apaiser la mémoire d’êtres chers et disparus ; non, seulement de retrouver le propriétaire d’une veste criblée de balles. Sans motif, sans justification, et surtout sans moteur, Vengeance est le dernier grand coup de bluff d’un cinéaste parvenu à maturité, et qui se plaît à décrypter l’ineptie d’un genre livré à lui-même. En guise d’épilogue, un Costello amnésique semble absolument comblé et surpris de se retrouver sur cette plage en compagnie d’enfants aux yeux étrangement bridés, et d’une jolie jeune femme qu’il a certainement oublié avoir fécondée. Autour d’un dernier bon repas, l’assemblée éclate de rire, visiblement ravie de la bonne blague qui vient d’être contée.