Dans Showgirls (1995), Paul Verhoeven filme l’irruption d’une jeune femme, violée et tuméfiée, au sein d’une luxueuse soirée. Le sang ruisselant le long de ces jambes ne manque pas de causer une panique générale et de mettre à sac un lieu pourtant prompt à la bienséance. Dans cette courte scène d’un film injustement mésestimé, c’est tout le fil directeur de l’œuvre du maître hollandais qui est pourtant synthétisé, de Floris (une pomme juteuse y est infestée de vers) à Black Book (un héros de la résistance, acclamé du haut de son balcon, ne peut empêcher la découverte de la juive qu’il séquestre), à savoir la mise en lumière de l’abîme qui réside, irrémédiablement, sous le vernis de surfaces bien polies. De l’anomalie qui, une fois révélée, lève le voile sur l’effrayante ambigüité d’un tableau qui se voudrait limpide.
Presque trente ans plus tôt, en 1968, Blake Edwards réalise The Party. Peter Sellers y incarne Hrundi V. Bakshi, un acteur indien invité par mégarde à la soirée d’un grand producteur hollywoodien, qu’il contribuera à dévaster. Edwards a beau ici préfigurer les enjeux qui seront, plus tard, au centre de la filmographie de Verhoeven, les chemins qu’il emprunte en sont pourtant diamétralement opposés. Alors que le cinéaste batave révèle les dessous pour mieux condamner l’ensemble, et peine à déceler une issue autre que cynique à la médiocrité qui l’environne, Edwards opte pour le parti-pris inverse et choisit de se servir de Bakshi, personnage de cartoon burlesque, comme d’un vecteur de mouvement et de dynamisme constant. Il ne s’agit donc pas ici de filmer pour faire mal, mais plutôt de s’immiscer, à l’instar de Bakshi, au sein d’un système dont il faudra transfigurer les contours pour se les approprier et, l’espace d’un instant, les sublimer. Ainsi, en inadéquation avec ses hôtes d’un soir, le figurant indien persévère, sorte de bizarrerie atypique et instable dans un océan d’immobilisme, engoncé dans un corps qui se meut sans en avoir reçu l’injonction. Une étrangeté physique suffisante, tout du moins, pour fragiliser à son insu certains codes et limites poreuses, et progressivement dévoiler la beauté qui germe au creux de la laideur du monde, ou encore générer de la vitesse en lieu et place d’un conformisme sectaire, microcosme d’une structure qui continue pourtant de provoquer la verve et la hargne, par exemple, de Verhoeven.
Mais Blake Edwards ne hait à aucun instant les personnages qu’il met en scène, et préfère les modeler, questionner leurs principes grâce à l’irruption inopinée de Bakshi. Et une fois ce dernier enfin en place, maître de ses gestes désordonnés et de son environnement, suivi par une horde de serveurs saouls et de danseurs russes escortant un éléphant, il faut voir l’énergie ahurissante avec laquelle Edwards s’amuse du monde, privilégie la fuite en avant, la vélocité et l’énergie sans suite, au détriment d’une charge sociale atone. Edwards, conscient de la duplicité qui l’environne, des miasmes qui grouillent sous la peau du corps social, choisit donc néanmoins de s’en accommoder et s’impose en tant que héraut du mouvement, du dynamisme transcendantal et, surtout, des trajectoires et relations singulières aux dépends des grands arcs sociétaux. De fait, un film s’achevant au petit matin sur la promesse évanescente d’un rendez-vous amoureux, bâti sur les ruines d’une maison gisant dans l’alcool et dans la mousse, ne peut que rire en réponse aux turpitudes de son temps et courir sur la surface de ce monde disloqué, qu’il aura tant bien que mal contribué à remodeler.