1944. La jeune Rachel Stein est juive. Sa famille d'accueil est décimée, tout repère calciné. Balayés en quelques instants, en quelques plans. Par le feu ou les balles qui criblent les corps de ses parents. Paul Verhoeven détruit mécaniquement tout ce qui devait la suivre jusqu'au bout et l'érige en rescapée de l'histoire, en accident que les théories n'avaient pas prévu. Et ce n'est finalement plus que cette logique balisée que 'Black Book' s'évertuera à déstructurer pendant plus de deux heures, deux heures qui crachent sur soixante ans de reconstitution caricaturale. Rapidement accusé de révisionnisme, Paul Verhoeven se contente de se détacher du négationnisme pour mieux s'infiltrer là où il était défendu de poser une caméra. Précisément, dangereusement.
Les armes n'ont jamais assuré la lucidité et la fiction historique nécessite de s'émanciper de cette base, aussi importante soit-elle, pour parvenir à la cohérence et paradoxalement, à la saignée qui continue de faire écho. L'introspection tendue au sein des deux groupes, nazis et résistants, n'est certes ici pas exempte de violence physique, mais repose avant tout sur le lien charnel qui les lie, à savoir Rachel Stein. Envoyée par la résistance hollandaise jouer l'agent-double dans un quartier général nazi, celle qui se fait désormais appeler Ellis de Vries va à son insu révéler la flexibilité de frontières réputées immuables, les confondre puis de fait les annihiler par l'exercice du doute. Son idylle avec un haut-gradé nazi, Ludwig Muntze, initialement forcée puis progressivement sincère et passionnée, en est à la fois le premier et le plus représentatif des symboles, puisqu'il opère simultanément sur Rachel et sur le spectateur encore pétri de caricatures historiques. Il s'agit en effet de distiller de l'humanité là où il n'y a habituellement que mythe et sacralisation néfaste, de développer l'ambigüité et la souffrance d'un personnage dont le statut était jusqu'ici réservé à la condamnation unilatérale. Du général au particulier, de la caricature encore brûlante à la tentative de compréhension d'une unité. Unité dont l'affirmation des sentiments contrastés provoquera la haine cannibale d'une partie des siens, pourtant désormais attirés et soumis à la figure du nouvel ordre dominant, à l'autorité cette fois collégiale mais tout aussi divinisée que celles du Führer ou du Duce, à savoir celle de l'Allié.
Soucieux de redéfinir avec lucidité les fondements d'un monde au sein duquel il a grandi, Verhoeven entreprend donc la destruction méthodique d'un manichéisme pourtant nécessaire à la légitimation soudaine du nouvel ordre international, et dont la remise en cause partielle fait par conséquent office de blasphème. A une sacralisation en répond une autre, toutes deux hâtivement conçues pour la sauvegarde de l'humanité (en doutait-on ?), et le résistant est imposé, tout autant que le nazi, comme une figure figée dans l'acier d'une analyse au sein de laquelle la nuance est prohibée. Et alors que deux heures sont nécessaires à Ken Loach dans 'Le vent se lève' pour développer son enfantine réflexion pétrie de pacifisme primaire, une poignée de plans traumatisants permettent à Verhoeven de transformer un habile film d'espionnage en théorie historique dont la portée demeure toujours plus essentielle. Au-delà de la trahison déjà lourde de sens du résistant félon, réponse symétrique et logique à la reconversion du nazi Muntze, c'est dans la merde que Rachel Stein/Ellis de Vries est physiquement et littéralement traînée par une horde d'Alliés totalitaires, asservissants, terrifiants. Paul Verhoeven s'inscrit ainsi dans la lignée de Sam Peckinpah qui, à la fin du générique de 'Croix de fer' (1977), alors qu'une dizaine d'enfants viennent d'abattre l'arme au poing le dernier soldat lucide survivant du carnage, cite Bertold Brecht, définitif : "Ne vous réjouissez pas de la défaite du monstre car, à travers le monde qui l'installa puis le stoppa, la putain qui l'a engendré est de nouveau en chaleur". La jeunesse, la génération issue de la déchirure est condamnée, crucifiée sur l'autel d'un passé qui ne passe pas, et la construction d'un monde nouveau bâti sur les ruines de la terreur s'impose ici comme intrinsèquement malade. En témoigne ce plan glacial de Rachel Stein qui, titubante et zombifiée par le poison, parvient à exhiber sa vérité, à dépasser le traître acclamé, sur le balcon, par une foule exaltée à la suite de la Libération, et à enjamber la balustrade pour se laisser tomber comme morte dans les bras d'une masse humaine toujours plus crédule. Le tableau idyllique d'un pacifisme fédérateur est certes démythifié par l'envers du décor, mais la démarche n'en reste pas moins incertaine, inconsciente, assommée par les restes d'une réalité bien trop difficile à assimiler. Et la mort par asphyxie du félon, enfermé vivant dans un cercueil dont continuent néanmoins de s'échapper des pièces d'or et liasses de billets larmoyantes, ne changera rien à l'affaire - les interminables râles à peine perceptibles finissent certes par être étouffés, mais tout ceci se passe définitivement dos aux protagonistes et surtout hors-champ, au-delà de toute perception rationnelle et identifiable. Pas de certificat de décès.
1956. Rachel Stein, mère de famille et enseignante, se berce de l'illusion d'une paix juste en dépit des souvenirs. Elle se dirige vers son kibboutz, "construit grâce aux fonds recueillis pour les Juifs de la Seconde Guerre mondiale". Des barbelés, un mirador et des soldats pointant leur arme vers l'horizon. 11 ans plus tard, l'héritage n'a favorisé qu'une nouvelle et pernicieuse ghettoïsation, volontaire cette fois-ci, et dont les enjeux ont été considérablement bouleversés. La terreur est souterraine, le bellicisme jamais résorbé, et 'Black Book' s'impose de fait comme une fiction historique majeure, puissante et cohérente, dont l'écho ne cesse de s'amplifier en ce début de XXIe siècle.
2 commentaires:
Très classe ton blog Axel. J'aime beaucoup.
Merci Rémi, c'est gentil, je vais visiter le tien.
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