mercredi 18 juin 2008

L'Aurore (Sunrise) - Friedrich Wilhelm Murnau


'L'Aurore', réalisé en 1927 par Friedrich Wilhelm Murnau, est régulièrement considéré, à l'instar de' Citizen Kane', comme le plus grand film de l'histoire du cinéma. Depuis près de 80 ans d'innombrables articles et analyses ont été écrits à son propos, de telle sorte que tenter de rédiger l'éloge du film de Murnau, ou encore d'en disséquer les mouvements pour comprendre sa puissance, apparaît désormais comme la plus insipide des banalités. Je m'attacherai donc ici à considérer 'L'Aurore' avec beaucoup de subjectivité, et à laisser de côté les grandes références analytiques, didactiques par lesquelles il est de bon ton de bifurquer avant de se plonger dans l'écriture d'un énième papier sur le chef d'oeuvre de Murnau.

Contamination, luttes, contrastes et destruction. 'L'Aurore' adhère avant tout à ces quatre tendances et c'est de leur combinaison, de l'utilisation de la destruction, que jaillit le génie de Murnau. Les panneaux initiaux annoncent une fable pétrie de figures, de situations et de sentiments universels. La campagne est bientôt investie par les citadins, en ces temps de vacances, et le malin de la modernité ne tarde pas à contaminer la pureté des âmes rurales. La dame de la ville, toute de noir vêtue, fait naître la tentation chez l'homme des champs et rompt rapidement l'équilibre de son couple, laissant la jeune et lumineuse gretchen aux mains de l'incompréhension candide. A l'intangible perfection picturale de chaque plan répond la caricature des personnages, réduits au rang de simples figures forgées dans le ciment et incapables de s'en émanciper. A la douceur de la campagne répond l'artificialité de la ville, au blanc répond le noir, à l'amour répond la tentation. A l'amour répond le meurtre. La destruction qui ne peut que succéder à la contamination. Puis sur la barque, sur le cours d'eau apaisé, apaisant, le corps du paysan se soulève et traîne les plombs de la culpabilité jusqu'à la gorge de la gretchen, avant de succomber face à deux yeux amoureux et meurtris. Les larmes investissent les cernes et la barque est frénétiquement dirigée vers la terre, seule valeur apte à rétablir la confiance que partagent encore les deux corps. Encore, et de nouveau. Par la destruction du cliché, par la lutte qui oppose les certitudes contradictoires de l'amant mais également la teneur des personnages, propulsés du rang de figures rigides à celui de corps imparfaits, faibles, sujets au doute et à la déraison. Ainsi, une faille est mise à jour dans la logique stérile de prédétermination des icônes et Murnau s'y engouffre, révélant une timide et puissante beauté qui ne cesse alors de faire vivre l'intimité des corps tout en les guidant vers l'universel. Les dichotomies sont transpercées, les amants retrouvés jouissent quelques instants de la ville et la collusion des oppositions, le contraste, produit alors la grandeur, qui résiste toujours près de huit décennies plus tard.

Cohérent dans ses parti-pris, Murnau va jusqu'à fondre dans la même image l'amour et la tentation ou encore le modernisme et la ruralité, devançant ainsi de 80 ans le 'Domino' de Tony Scott dans la quête de contamination de l'image pour mieux la transcender. Il s'agit en effet, dans les deux cas, d'une remise en cause apparente des valeurs défendues pour mieux les investir. Car jamais Murnau n'assimile l'un à l'autre les deux univers qu'il met en scène, et les met encore moins sur un pied d'égalité, sans pour autant condamner l'un tout en glorifiant l'autre ; il ne prône en définitive que la lucidité vis-à-vis de l'organisation du monde qui tend à se mettre en place et des contradictions qu'il implique, et pousse à la modération en réponse à l'excès. En témoigne l'attitude des amants miraculés qui jouissent de la ville, la ville qui énivre, s'oublient, et subissent en retour la douleur tout près d'être meurtrière d'une nature trahie. 'L'Aurore' est le premier film de Murnau aux Etats-Unis, pays objet de toutes les convoitises au sein duquel il jouit d'une grande réputation et a le privilège de choisir son équipe tout en ayant un budget considérable... La cohérence de l'oeuvre n'a que peu de limites.

Murnau brise donc les chaînes qui emmuraient les figures de cire et les anime par le biais du doute, de la déraison, de la maladresse. La destruction de tels repères demeure nécessaire aujourd'hui, alors que la délimitation, la démarcation rassurent les foules tout en les éloignant de la pertinence, et c'est peut-être ce qui continue de conférer à 'L'Aurore' sa grande puissance toujours d'actualité. Visionnaire. Le petit cochon noir, inoffensive attraction de la fête foraine, s'était échappé de son enclos pour semer la panique dans les jupettes de ces dames ; il semblerait qu'il ait fini dans une chambre froide.

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