jeudi 4 décembre 2008

"A gourmet meal"


'A Night at the Roxbury', 'Anchorman' et 'Talladega Nights', en plus d'avoir Will Ferrell en commun, partagent tous trois la même structure. Un schéma narratif certes plutôt académique : la présentation du ou des personnages principaux, un événement perturbateur, et la reconstruction qui s'ensuit. Rien de révolutionnaire ici sauf si l'on accepte de lire entre les lignes, de passer outre le vernis absurde pour toucher à l'essence de cette trilogie informelle.

Un loser envieux du monde de la nuit, un présentateur vedette iconique puis un champion de rally surexposé, trois personnages initialement usants car figés dans l'univers cinématographique, série de gimmicks à l'appui et tics comiques à répétition. C'est de là que Ferrell puise sa grandeur, puisqu'il parvient à faire tomber des masques que l'on croyait définitifs, extirpe ses personnages de la simple imagerie pour leur façonner un visage pétri de faiblesses et de nuances. Mais plus que le constat, c'est ici la trajectoire qui importe.

Une affaire de valeurs sans doute, de seconde chance, de compassion portée à un personnage engoncé dans un costume. De liant également, puisque s'opère un glissement entre des rapports prédéterminés voire imposés, et une délicate reconstitution de la sphère intime, le plus souvent familiale. Un Ricky Bobby retrouvé le lâche du bout des lèvres, au volant, à un père absent : « You know what ? Let's go out tonight, you know, the whole family. I'm talking about sitting down, enjoying a gourmet meal... ». C'est précisément là que se trouve toute la beauté de ces trois films cousins, parvenir à mettre en exergue la reconstruction de relations fondamentales et pourtant perdues, dissimulées sous un amas d'enjeux anodins mais initialement prépondérants.

Ainsi, les Butabi de 'A night at the Roxbury' doivent-ils se frotter aux contraintes du monde adulte pour faire un pas en arrière et prendre conscience de cet amour fraternel, intrinsèquement juvénile, qui les unit et qu'ils ne sont pas prêts à abandonner. Il s'agit pour les Butabi de ne pas céder à de supposés impératifs pour mieux laisser s'épanouir le lien qui les a construit ; à l'inverse, Ron Burgundy et surtout Ricky Bobby profitent d'un élément perturbateur (dans les deux cas l'arrivée d'un concurrent a priori néfaste) pour se débarrasser de l
eur apparat, et ainsi lentement reconstruire une sphère oubliée.

Affaire de valeurs et de trajectoires disais-je, car rien ici n'advient sans une certaine idée de la solidarité, inaliénable, fondamentale mais pansée car exposée. Affaire de responsabilités sociales qui s'imbriquent, s'opposent à l'intime, nécessitent retouches et mutations. Dans 'Talladega Nights', un Ricky Bobby convalescent rentre dans une voiture les yeux bandés alors que son père le guide, démarre, hésite et accélère avant de percuter quelques obstacles et finit par détruire une maison ; laborieux réapprentissage d'une confiance amoindrie par les années, à tâtons et sur béquilles.

mardi 2 décembre 2008

Foot-Ciné : Et si William Gallas remontait Raging Bull ?

J'ai pour projet de passer en revue les grands championnats européens et équipes nationales pour déterminer quels films auraient pu réaliser les divers joueurs, et dans quels courants cinématographiques se placeraient-ils. Pour faire simple, commençons et probablement finissons par l'équipe de France (je me contente d'un onze type, agrémenté de deux ou trois notables remplaçants, notamment en pointe où je ne peux pas délaisser deux des trois stars).

Premier volet, la défense :

Gardien – Mandanda : atypique, surprenant et charismatique, porté aux nues après ses toutes premières oeuvres mais dès lors pas nécessairement constant. Explosif au sol, artiste de la terre en grande difficulté lorsqu'il s'agit de devenir plus aérien, Steve Mandanda est William Friedkin. Un Friedkin apaisé, discret mais tourmenté, le film-phare de Mandanda se situerait entre 'Traqué' et 'Délivrance', entre 'Bug' et 'X-files le film'.

Les arrières latéraux – Sagnol/Sagna – Abidal/Evra : un double-duo tout à fait symptomatique du poste si particulier, si complet d'arrière latéral, qui est à mes yeux le plus intéressant sur un terrain. Ces quatre-là évoquent avant tout un passage de relai, deux carrières en fin de vie (une mort naturelle et une longue maladie, disons un sida car ça touche à tous les compartiments du jeu) qui laissent la place à deux grands espoirs en Bleu qui peinent encore à s'affirmer. Relai temporel donc pour un poste qui se doit d'assurer le relai spatial, défend et assure les arrières tout autant qu'il se dédouble pour assurer le surnombre en attaque (par des voies pas forcément académiques par ailleurs). Très difficile à synthétiser, mais je pense que les frères Farrelly font parfaitement l'affaire. De par leur capacité à feindre l'inoffensif pour mieux perforer, faire croire à une stabilisation de bases déjà acquises pour finalement jouer sur divers tableaux et brouiller les cartes. Tout comme Sagnol, tout comme Abidal, les frères Farrelly (encore un duo tiens) travaillent sur le liant, qu'il soit spatial ou temporel, et je désigne 'Deux en un' (buddy-movie par ailleurs, y'a pas de hasard) comme film-étendard du poste d'arrière latéral.

Les arrières centraux – Gallas/Mexès : deux personnalités complètement imprévisibles pour un poste qui nécessite peut-être la plus grande constance, avec gardien de but. Impérial en club et défectueux en sélection, tout l'inverse pour l'autre, ces deux-là manquent encore d'automatismes, ont peut-être du mal à s'adapter aux nouvelles donnes mondiales, mais s'ils reviennent à leur meilleur niveau ça risque de faire très mal. Rien de révolutionnaire, non, le poste ne l'exige pas, mais une rigueur terrifiante doublée d'un leadership indéfectible. Des meneurs d'homme, voilà ce qu'ils ont été et voilà ce qu'ils pourraient redevenir s'ils impressionnaient plus régulièrement. Gallas/Mexès, c'est Francis Ford Coppola et Ridley Scott, ce sont les réalisateurs d''Alien' mais aussi de 'American Gangster', une filmographie que l'on pourrait croire cancéreuse mais qui s'avère en réalité profondément dépressive et nostalgique. 'L'homme sans âge', Gallas et Mexès en fantasment mais ils ne l'ont pas encore réalisé. Film-étendard, 'Raging Bull' est en post-production avec Lilian Thuram au montage.

Deuxième volet, les milieux :

Les milieux défensifs – Vieira/Toulalan/Diarra² : un monstre sacré qui ne peut plus supporter les blessures et souffle ses dernières bougies + l'homme à la constance si importante que son talent tout à fait modéré en devient rare + les jumeaux fougueux un peu concons mais imposants, les Crabbe et Goyle de Harry Potter ou le petit frère et le singe de 'Speed Racer'. Sacré mélange que ces quatre-là, doberman bulldog et lévriers dans un enclos. Plus que ça, trois générations qui se succèdent et interagissent, le plus souvent pour le meilleur. Vieira/Toulalan/Diarra² ont réalisé 'Broken flowers' en 2006, état de grâce rarement atteint depuis si l'on excepte leurs quelques passages à la télévision et quelques épisodes des 'Sopranos'. Il y a somme toute du Apatow chez Patrick Vieira, cette capacité à fédérer tout en continuant de créer, enfanter un monde et des codes à soit tout en refusant de s'y astreindre totalement. Leur film-étendard se situe entre 'La nuit nous appartient' et 'Don't come knocking', quoiqu'il en soit toujours marqué du sceau de la famille et de sa reconstruction, ou comment vivre ensemble malgré les traumatismes et différences.

Les milieux offensifs – Gourcuff/Nasri : un poste en reconstruction mais pourvu de joyaux encore en phase de modélisation. Ces deux-là, souvent comparés à la légende Zidane/Murnau, sont d'ores et déjà promis à un grand avenir mais le plus dur reste à venir : concrétiser des promesses qui, à terme, pourraient leur offrir le brassard de cette nouvelle vague. Un capitanat indéfectible pour un poste de relayeur créatif, indispensable à la formation actuelle (4-2-3-1) car à la fois passeur et buteur, à la fois base solide qui sous-tend des enjeux fondamentaux mais aussi levier pour l'attaquant de pointe. Gourcuff/Nasri c'est James Gray et Wes Anderson à la fois, éclectiques, lucides et stables. Dans tous les cas il s'agit de savoir prendre le temps, lever la tête, sonder les enjeux et décider qu'une voie est plus importante qu'une autre. Perforer les codes en privilégiant l'altruisme, voilà la maxime du meneur de jeu, réalisateur il y a à peine quelques mois du déjà très grand 'L'autre rive'.

Troisième volet, l'attaque :

Les ailiers – Ribéry/Govou : un globe-trotter explosif et imprévisible allié à la constance d'un fidèle artisan, pas spécialement clinquant mais parmi ce qui se fait de mieux. L'un joue à gauche et l'autre à droite mais peuvent facilement interchanger, auteurs de trajectoires différentes mais qui s'imbriquent, ces deux-là se situent précisément entre Quentin Tarantino et Martin Scorsese. Capables de fulgurances, de s'extirper d'un poteau de corner au milieu de trois contraintes ou encore de provoquer une chevauchée créatrice dans l'axe, dans un grand soir ils peuvent tout changer ; à l'inverse, leur poste délicat et exigeant ne permet pas la moindre faiblesse et il n'est pas rare de les voir sombrer : j'en veux pour preuve la réalisation de '[Rec]' en Suissautriche l'été dernier, une parodie du poste d'ailier, celui qui pousse des grands cris pour effrayer l'adversaire mais n'est pas foutu d'enchaîner un dribble ou un concept sans se heurter à la rigueur qu'on lui oppose. A l'inverse il y a deux ans et demi, en 2006, sortait leur film-étendard, celui qui consacrait Ribéry mais laissait injustement Govou sur la touche, accusé de nonchalance voire de malhonnêteté dans l'écriture : dans un contexte on ne peut plus tourmenté, 'Easy rider' était né.
NB : il est aisé d'imiter les grands ailiers mais rares sont ceux qui se maintiennent au niveau, prenons pour exemples Mathieu Valbuena ou Jimmy Briand : l'un et l'autre après la réalisation de prometteurs clips de Daft Punk et Chemical Brothers ont vu leurs carrières sombrer après la sortie du 'Transporteur' et de '60 secondes chrono'.

Les attaquants – Henry/Anelka/Benzema : un trio tellement ambitieux qu'il en frôle l'arrogance. Une arrogance somme toute plutôt légitime, peut-être pas sur la scène internationale certes mais indiscutable dans leurs contrées. Il s'agit de tueurs, ceux qui synthétisent tous les concepts disséminés de-ci de-là par leurs équipiers pour les concrétiser à l'écran avec une force de frappe hors du commun. Il y a tout ; la modernité, l'impact, le sang-froid pour poindre vers un seul but : la victoire du collectif, l'aboutissement d'un travail effectué en amont, la lucidité. Souvent incompris car littéralement obsédés par leur objet, Henry/Anelka/Benzema sont les plus grands tenants de la modernité, ils sont Tony Scott et Gus Van Sant à la fois, ils sont les réalisateurs de 'The Doom Generation', de 'Croix de Fer' et de '2001'.
NB : si le schéma de jeu qui le précède ne parvient pas à servir son propos, même l'attaquant de pointe le plus talentueux du monde a toutes les chances de rester incompris, voire muet. En ce sens, David Trezeguet est un artiste à part sur la scène internationale, sacrifié sur l'autel d'une certaine forme de collectif. David Trezeguet se situe entre Peckinpah et Carpenter, David Trezeguet est le réalisateur de 'Impitoyable'.

vendredi 1 août 2008

Meurtre d'un bookmaker chinois (The killing of a Chinese bookie) - John Cassavetes


Cassavetes est le père d’un monstre, d’un objet dont le squelette absolument codifié ne peut plus supporter les excroissances marginales, et finit par s’y abandonner, inerte. Il y a donc le postulat de base, un gérant de cabaret de seconde zone nommé Cosmo Vitelli qui pour rembourser sa dette auprès de la pègre locale, va devoir accepter d’assassiner un bookmaker chinois en plein Chinatown. Colonne vertébrale d’un polar classique, bientôt désarticulée par le rapport qu’instaure Cassavetes entre l’espace et ses personnages.

Car si Cosmo semble d’abord incapable de s’adapter à un univers que ses créanciers génèrent et maîtrisent, il apparaît par la suite qu’il ne tente pas d’évoluer dans leur sillon mais bien en parallèle, fort de son indépendance qui lui confère la possibilité de ne pas adhérer aux codes préétablis par un collectif auquel il n’appartient pas. « I got the world by the balls », lâche-t-il ivre à l’une de ses danseuses, et de fait, Cosmo recrée à l’intérieur même du monde qu’on lui impose (celui de la pègre et du meurtre) un espace dont il maîtrise les contours. Le dilettantisme fertile répond et se nourrit de la contrainte, l’alcool, les femmes et la tendresse occultent naturellement la peur de la mort et les balles perdues. C’est donc un double-jeu qui s’instaure ici, un rapport étroit entre ce qui semble imposé par des impératifs narratifs, moteurs de tension, et son inverse, la douce litanie prônée par Cosmo Vitelli au sein d'un carcan qu'il réfute.

Cassavetes opte donc pour une approche frontale de ce qui s'avère central, à savoir l'insertion forcée d'une individualité au coeur d'un collectif codifié et potentiellement nocif. Et s'il y a insertion, puisque ce petit chinois, parrain de la côte ouest, gît désormais au fond de sa piscine, il se doit d'y avoir réaction : pour s'émanciper d'un collectif qui menace ce qu'il est et représente, Cosmo sait qu'il va en éliminer les géniteurs. Ainsi de film globalisant, qui enregistre un rapport à l'espace déterminé par un groupe tentaculaire, l'on bascule d'un point de vue tant spatial que narratif à un rétrécissement du champ.

Désormais ancré dans sa verticalité, droit malgré les blessures, Cosmo peut jouir de son cabaret bancal, de ses girls aux formes imparfaites, de son maître de cérémonie d'une laideur à peine maquillée qui affirme avec force et mélodie qu'il ne sait pas aimer. Dernier baroud d'honneur d'un employeur paisible, qui après avoir inscrit l'amour qu'il porte à son petit monde se doit de se retirer. « I got the world by the balls » disait donc Cassavetes par l'intermédiaire de Cosmo, l'un comme l'autre peut-être déjà conscients de la puissance de leur modeste entreprise.

mercredi 9 juillet 2008

Martin - George A. Romero

'Martin' de Romero, ou le miroir inversé de sa quinqualogie de l'horreur post-mortem. Ici, un jeune homme persuadé d'être un vampire endort ses victimes avant de leur couper les veines, de s'inonder de leur sang et de les laisser tranquillement mourir, vides. Recueilli par son vieux cousin, fou de Dieu aux tendances exorcistes, Martin se marre en découvrant les gousses d'ail accrochées aux portes ou le crucifix au-dessus de son lit. Il n'est pourtant pas question ici d'une nouvelle race de vampires modernes immunisés aux signes, mais seulement d'un adolescent dont les géniteurs fanatiques ont déterminé la nature bien avant sa naissance ; cet enfant-là serait la réincarnation de Nosferatu, né en 1892 et honte inavouable d'une famille pieuse.

S'opère donc un changement notable dans le modus operandi de Romero. Alors que dans 'La nuit des morts-vivants' et ses suites, l'horreur était la source métaphorique de la satire sociale, point de départ et non résultante, le schéma s'inverse avec 'Martin' puisque la supposée dimension fantastique, à laquelle on adhère a priori sans questionner, est ici la conséquence directe -et illusoire par ailleurs- de dérives sociétales toujours centrales. Martin passe donc du rang de monstre à celui de victime, victime d'une pathologie dont la source réside déjà, en substance, dans 'La nuit des morts-vivants'.

S'il peut parfois effleurer le traité théorique, au paroxysme dans ses deux dernières semi-bouses qui viennent s'ajouter à une trilogie pourtant aboutie, Romero s'en échappe très rapidement avec 'Martin'. Car en filigrane de la satire sociale toujours un peu succinte (qui s'en soucie ?), résident les germes d'un chef d'oeuvre en partie avorté. "That's just a costume", s'amuse Martin, déguisé en vampire avec cape noire et canines acérées, aux yeux de son cousin terrifié. "That' just a costume", progressive prise de conscience, magnifique friction entre un statut a priori inamovible et les pulsions de découverte propres à l'adolescence. Il aimerait également avoir des rapports sexuels poursuit-il, avec une femme éveillée, ni évanouie ni vidée de son sang. Romero confère à la fonction que l'on supposait rigide une certaine forme de liberté, une bouleversante autonomie qui ne peut que s'achever dans un sursaut, une dernière bombe posée aux pieds des siens. Martin, enfin adepte de la communauté mais de fait immédiatement paria, revêt définitivement les canines. Pour faire partie de la famille, je ne peux que sucer le sang de ses membres.

Autrement plus bandant qu'un discours sur le remontage et la multiplicité des sources...

mardi 1 juillet 2008

Supergrave (Superbad) - Greg Mottola

On veut du cul. Another teen movie », blabla, mais l'essentiel est bien là, on veut du cul et on s'en approche coûte que coûte avec 'Supergrave'. Le sexe occupe de par son absence une place primordiale dans le quotidien de Seth et Evan, deux jeunes puceaux invités à une soirée, s'ils parviennent à acheter de l'alcool. Pourquoi pas, militer pour la fraude, l'ivresse, du vomi dans les piscines et une pipe pourtant pudique. C'est ça. Vomir sur un visage l'innocence aux lèvres et ne pas supporter l'idée de faire l'amour autrement qu'en cachette. Fantasme du rapport sexuel donc, tellement idéalisé qu'il ne peut plus advenir autrement que dans le marasme, ou du moins dans la déconvenue. Seth et Evan toujours vierges, losers empêtrés dans la mélasse phallique entérinée par 'American Pie'.

Pivoter, glisser, saturer de beauté un modèle à peine né que l'on croyait déjà figé dans la glace. Ils hurlent leur infécondité, cette incapacité à entrer dans l'âge adulte autrement que par le biais de la déclaration d'amitié. Si le climax est un jour advenu dans un lit, mélange de sécrétions entre inconnus qui tentent de baiser un miroir, on ne parle ici que de duvets a priori étanches, si l'on excepte ces quelques mots, cette accolade entre deux adolescents saouls, encore trop interdépendants pour oser se livrer à la frontière qu'ils ont côtoyé, celle dont ils ont exploré les contours tout en redoutant ce qu'elle pouvait renfermer.

Seth et Evan vont s'éloigner, très bientôt ; toujours cette forme de cruelle nostalgie évolutive, déjà en filigrane, dont la douceur pointe à peine. Un escalator, une femme au bras et son coquard renversant, le visage d'un ami qui disparaît, futures réminiscences d'un âge doré qui s'est toujours ignoré.

jeudi 19 juin 2008

Phénomènes (The Happening) - M. Night Shyamalan


Shyamalan esquisse certaines thématiques qui me semblent fondamentales, constamment, en filigrane, et sans jamais verser dans le dogmatisme. C'est ce qui est grand ici, des voies sont à peine entrevues qu'elles se trouvent obstruées par le champ des possibles. Wahlberg ne dit pas autre chose, les explications scientifiques ou du moins rationnelles ne sont qu'hypothèses, contrecarrées par l'imprévisible.

L'imprévisibilité c'est le centre, l'essence. Un vulgaire ventilateur balaie quelques parcs et l'on édicte sa nocivité, un botaniste évoque la conscience des plantes et l'on s'en méfie, un leader charismatique suppose à force de formules mathématiques que le phénomène ne touche que les groupes élargis et l'on s'y accroche les yeux fermés. Certains se plaignent parce que Shyamalan détruit son objet, c'est fâcheux ; Shyamalan ne détruit que certaines certitudes qui vont à l'encontre de sa démarche, élargit plutôt qu'il ne restreint aux codes. Si Wahlberg parle à une plante qui s'avère être en plastique c'est donc certes un aveu de mcguffin mais également bien plus qu'un gadget ; peut-être la prise de conscience que ce fameux Model Home doit être questionné, non pas catalogué mais remis en perspective, disséqué.

On aboutit forcément aux frictions et décalages qui subsistent entre un environnement donné, et celui modelé pour que l'on puisse s'y accomplir. C'est évidemment central, la notion d'ostracisme. Pour être en phase avec la nature, au sens générique, il faut dynamiter les groupes élargis, se rapprocher des siens et privilégier les intérêts de micro-sociétés aux dépends du sort de la collectivité. C'est tout du moins ce qui apparaît selon la théorie de Wahlberg pour survivre au sein d'un monde qui a décidé de se passer de l'espèce humaine, passer par la fuite, l'ostracisme, etc.

On connaît la formule et si je parle d'imprévisibilité, de thématiques dont l'approfondissement, voire même les potentielles résolutions sont à peine esquissés qu'on les voit s'étouffer, c'est précisément parce que Shyamalan détruit dans la seconde partie du film tout ce que le personnage principal a bâti dans la première ; et végète de fait, indéfiniment c'est fascinant, au stade du questionnement. Car l'ostracisme apeuré aboutit à la destruction automatique de tout ce qui tente de percer la bulle, tandis que l'ostracisme misanthrope tend vers l'obscurantisme.

Après le suicide de la vieille femme, morte seule c'est évident, magnifique scène de retrouvailles au milieu du vent. Peu importe la taille du groupe, c'est finalement sa cohésion qui importe.

Black Book (Zwartboek) - Paul Verhoeven


1944. La jeune Rachel Stein est juive. Sa famille d'accueil est décimée, tout repère calciné. Balayés en quelques instants, en quelques plans. Par le feu ou les balles qui criblent les corps de ses parents. Paul Verhoeven détruit mécaniquement tout ce qui devait la suivre jusqu'au bout et l'érige en rescapée de l'histoire, en accident que les théories n'avaient pas prévu. Et ce n'est finalement plus que cette logique balisée que 'Black Book' s'évertuera à déstructurer pendant plus de deux heures, deux heures qui crachent sur soixante ans de reconstitution caricaturale. Rapidement accusé de révisionnisme, Paul Verhoeven se contente de se détacher du négationnisme pour mieux s'infiltrer là où il était défendu de poser une caméra. Précisément, dangereusement.

Les armes n'ont jamais assuré la lucidité et la fiction historique nécessite de s'émanciper de cette base, aussi importante soit-elle, pour parvenir à la cohérence et paradoxalement, à la saignée qui continue de faire écho. L'introspection tendue au sein des deux groupes, nazis et résistants, n'est certes ici pas exempte de violence physique, mais repose avant tout sur le lien charnel qui les lie, à savoir Rachel Stein. Envoyée par la résistance hollandaise jouer l'agent-double dans un quartier général nazi, celle qui se fait désormais appeler Ellis de Vries va à son insu révéler la flexibilité de frontières réputées immuables, les confondre puis de fait les annihiler par l'exercice du doute. Son idylle avec un haut-gradé nazi, Ludwig Muntze, initialement forcée puis progressivement sincère et passionnée, en est à la fois le premier et le plus représentatif des symboles, puisqu'il opère simultanément sur Rachel et sur le spectateur encore pétri de caricatures historiques. Il s'agit en effet de distiller de l'humanité là où il n'y a habituellement que mythe et sacralisation néfaste, de développer l'ambigüité et la souffrance d'un personnage dont le statut était jusqu'ici réservé à la condamnation unilatérale. Du général au particulier, de la caricature encore brûlante à la tentative de compréhension d'une unité. Unité dont l'affirmation des sentiments contrastés provoquera la haine cannibale d'une partie des siens, pourtant désormais attirés et soumis à la figure du nouvel ordre dominant, à l'autorité cette fois collégiale mais tout aussi divinisée que celles du Führer ou du Duce, à savoir celle de l'Allié.

Soucieux de redéfinir avec lucidité les fondements d'un monde au sein duquel il a grandi, Verhoeven entreprend donc la destruction méthodique d'un manichéisme pourtant nécessaire à la légitimation soudaine du nouvel ordre international, et dont la remise en cause partielle fait par conséquent office de blasphème. A une sacralisation en répond une autre, toutes deux hâtivement conçues pour la sauvegarde de l'humanité (en doutait-on ?), et le résistant est imposé, tout autant que le nazi, comme une figure figée dans l'acier d'une analyse au sein de laquelle la nuance est prohibée. Et alors que deux heures sont nécessaires à Ken Loach dans 'Le vent se lève' pour développer son enfantine réflexion pétrie de pacifisme primaire, une poignée de plans traumatisants permettent à Verhoeven de transformer un habile film d'espionnage en théorie historique dont la portée demeure toujours plus essentielle. Au-delà de la trahison déjà lourde de sens du résistant félon, réponse symétrique et logique à la reconversion du nazi Muntze, c'est dans la merde que Rachel Stein/Ellis de Vries est physiquement et littéralement traînée par une horde d'Alliés totalitaires, asservissants, terrifiants. Paul Verhoeven s'inscrit ainsi dans la lignée de Sam Peckinpah qui, à la fin du générique de 'Croix de fer' (1977), alors qu'une dizaine d'enfants viennent d'abattre l'arme au poing le dernier soldat lucide survivant du carnage, cite Bertold Brecht, définitif : "Ne vous réjouissez pas de la défaite du monstre car, à travers le monde qui l'installa puis le stoppa, la putain qui l'a engendré est de nouveau en chaleur". La jeunesse, la génération issue de la déchirure est condamnée, crucifiée sur l'autel d'un passé qui ne passe pas, et la construction d'un monde nouveau bâti sur les ruines de la terreur s'impose ici comme intrinsèquement malade. En témoigne ce plan glacial de Rachel Stein qui, titubante et zombifiée par le poison, parvient à exhiber sa vérité, à dépasser le traître acclamé, sur le balcon, par une foule exaltée à la suite de la Libération, et à enjamber la balustrade pour se laisser tomber comme morte dans les bras d'une masse humaine toujours plus crédule. Le tableau idyllique d'un pacifisme fédérateur est certes démythifié par l'envers du décor, mais la démarche n'en reste pas moins incertaine, inconsciente, assommée par les restes d'une réalité bien trop difficile à assimiler. Et la mort par asphyxie du félon, enfermé vivant dans un cercueil dont continuent néanmoins de s'échapper des pièces d'or et liasses de billets larmoyantes, ne changera rien à l'affaire - les interminables râles à peine perceptibles finissent certes par être étouffés, mais tout ceci se passe définitivement dos aux protagonistes et surtout hors-champ, au-delà de toute perception rationnelle et identifiable. Pas de certificat de décès.

1956. Rachel Stein, mère de famille et enseignante, se berce de l'illusion d'une paix juste en dépit des souvenirs. Elle se dirige vers son kibboutz, "construit grâce aux fonds recueillis pour les Juifs de la Seconde Guerre mondiale". Des barbelés, un mirador et des soldats pointant leur arme vers l'horizon. 11 ans plus tard, l'héritage n'a favorisé qu'une nouvelle et pernicieuse ghettoïsation, volontaire cette fois-ci, et dont les enjeux ont été considérablement bouleversés. La terreur est souterraine, le bellicisme jamais résorbé, et 'Black Book' s'impose de fait comme une fiction historique majeure, puissante et cohérente, dont l'écho ne cesse de s'amplifier en ce début de XXIe siècle.

mercredi 18 juin 2008

Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop) - Monte Hellman


On détermine un personnage selon son statut, on désigne une personne à l'aune de sa fonction. The Driver, The Mecanic ou encore The Girl. Les deux premiers donc, deux jeunes rasés au poil qui prennent la route pour ressembler au Dean Moriarty de Jack Kerouac mais, évoquant tour à tour la pitié, le dégoût, la compassion, prennent l'outil pour la fin et du même coup claquent entre deux doigts de leur insaisissable modèle. Car si The Mecanic passe son temps à vérifier des soupapes, à réparer un carburateur, il ne pense plus qu'à la mort lorsque The Driver va trop vite pour lui. The Driver justement, qui à force de rouler pour explorer les limites de sa voiture en oublie l'essentiel, et fait de la carrosserie de sa Chevy 55 son propre épiderme alors qu'il devrait tout mettre en oeuvre pour l'user et l'abîmer.

De la staticité à l'immobilité, comme engoncé dans son outil ; « You bore me » lâche The Girl, qui finira d'ailleurs par les laisser sur place, alors qu'à l'époque Dean Moriarty érigeait la vitesse en point d'orgue pour échapper à ses contemporains. Les deux petites victimes dégueulasses de 'Macadam à deux voies' sont prisonnières d'une carcasse au sein d'une mare de liberté, se restreignent à la course et du même coup balisent leur champ du possible, trop timorés, nourris au sein du protectionnisme abscons, avides d'inertie.

G.T.O lui, surnommé ainsi par les deux adolescents en référence à sa Pontiac jaune, roule pour satisfaire ses ambitions anachroniques. « Jusqu'où peut-on aller ? », demande-t-il à The Girl, qu'il vient de rencontrer et qui est tout ce qui lui reste, « Pas loin » lui répond-elle, car sur la route, tout au long de ce méprisable périple entrecoupé de siestes dans des motels, de pauses dans des fast-foods, il n'y a que des soldats en permission, des hippies qui n'ont jamais rien connu et ne connaîtront jamais rien au-delà de l'utopie crasse, poisse, Moriarty en a la nausée et désormais sur la route les gens se tuent, oublient de s'accomplir tant obnubilés qu'ils sont d'aller du départ à l'arrivée. La course encore une fois, et la liberté sclérosée.

Quatre personnages qui n'ont rien trouvé de mieux pour errer que de foncer, et Monte Hellman qui ne suit plus, refuse de figurer encore un peu plus longtemps ce qui n'a de sens que pour les tricheurs, les illusionnistes ou les techniciens. The Mecanic est resté sur le bord de la route et pour cette dernière course The Driver est seul, enfin seul face à l'ineptie qu'il représente et alors même que le ralenti se substitue à l'accélérateur, Monte Hellman crame avec son temps.

L'Aurore (Sunrise) - Friedrich Wilhelm Murnau


'L'Aurore', réalisé en 1927 par Friedrich Wilhelm Murnau, est régulièrement considéré, à l'instar de' Citizen Kane', comme le plus grand film de l'histoire du cinéma. Depuis près de 80 ans d'innombrables articles et analyses ont été écrits à son propos, de telle sorte que tenter de rédiger l'éloge du film de Murnau, ou encore d'en disséquer les mouvements pour comprendre sa puissance, apparaît désormais comme la plus insipide des banalités. Je m'attacherai donc ici à considérer 'L'Aurore' avec beaucoup de subjectivité, et à laisser de côté les grandes références analytiques, didactiques par lesquelles il est de bon ton de bifurquer avant de se plonger dans l'écriture d'un énième papier sur le chef d'oeuvre de Murnau.

Contamination, luttes, contrastes et destruction. 'L'Aurore' adhère avant tout à ces quatre tendances et c'est de leur combinaison, de l'utilisation de la destruction, que jaillit le génie de Murnau. Les panneaux initiaux annoncent une fable pétrie de figures, de situations et de sentiments universels. La campagne est bientôt investie par les citadins, en ces temps de vacances, et le malin de la modernité ne tarde pas à contaminer la pureté des âmes rurales. La dame de la ville, toute de noir vêtue, fait naître la tentation chez l'homme des champs et rompt rapidement l'équilibre de son couple, laissant la jeune et lumineuse gretchen aux mains de l'incompréhension candide. A l'intangible perfection picturale de chaque plan répond la caricature des personnages, réduits au rang de simples figures forgées dans le ciment et incapables de s'en émanciper. A la douceur de la campagne répond l'artificialité de la ville, au blanc répond le noir, à l'amour répond la tentation. A l'amour répond le meurtre. La destruction qui ne peut que succéder à la contamination. Puis sur la barque, sur le cours d'eau apaisé, apaisant, le corps du paysan se soulève et traîne les plombs de la culpabilité jusqu'à la gorge de la gretchen, avant de succomber face à deux yeux amoureux et meurtris. Les larmes investissent les cernes et la barque est frénétiquement dirigée vers la terre, seule valeur apte à rétablir la confiance que partagent encore les deux corps. Encore, et de nouveau. Par la destruction du cliché, par la lutte qui oppose les certitudes contradictoires de l'amant mais également la teneur des personnages, propulsés du rang de figures rigides à celui de corps imparfaits, faibles, sujets au doute et à la déraison. Ainsi, une faille est mise à jour dans la logique stérile de prédétermination des icônes et Murnau s'y engouffre, révélant une timide et puissante beauté qui ne cesse alors de faire vivre l'intimité des corps tout en les guidant vers l'universel. Les dichotomies sont transpercées, les amants retrouvés jouissent quelques instants de la ville et la collusion des oppositions, le contraste, produit alors la grandeur, qui résiste toujours près de huit décennies plus tard.

Cohérent dans ses parti-pris, Murnau va jusqu'à fondre dans la même image l'amour et la tentation ou encore le modernisme et la ruralité, devançant ainsi de 80 ans le 'Domino' de Tony Scott dans la quête de contamination de l'image pour mieux la transcender. Il s'agit en effet, dans les deux cas, d'une remise en cause apparente des valeurs défendues pour mieux les investir. Car jamais Murnau n'assimile l'un à l'autre les deux univers qu'il met en scène, et les met encore moins sur un pied d'égalité, sans pour autant condamner l'un tout en glorifiant l'autre ; il ne prône en définitive que la lucidité vis-à-vis de l'organisation du monde qui tend à se mettre en place et des contradictions qu'il implique, et pousse à la modération en réponse à l'excès. En témoigne l'attitude des amants miraculés qui jouissent de la ville, la ville qui énivre, s'oublient, et subissent en retour la douleur tout près d'être meurtrière d'une nature trahie. 'L'Aurore' est le premier film de Murnau aux Etats-Unis, pays objet de toutes les convoitises au sein duquel il jouit d'une grande réputation et a le privilège de choisir son équipe tout en ayant un budget considérable... La cohérence de l'oeuvre n'a que peu de limites.

Murnau brise donc les chaînes qui emmuraient les figures de cire et les anime par le biais du doute, de la déraison, de la maladresse. La destruction de tels repères demeure nécessaire aujourd'hui, alors que la délimitation, la démarcation rassurent les foules tout en les éloignant de la pertinence, et c'est peut-être ce qui continue de conférer à 'L'Aurore' sa grande puissance toujours d'actualité. Visionnaire. Le petit cochon noir, inoffensive attraction de la fête foraine, s'était échappé de son enclos pour semer la panique dans les jupettes de ces dames ; il semblerait qu'il ait fini dans une chambre froide.

vendredi 30 mai 2008

I don't want to sleep alone (Hei Yanquan) - Tsai Ming-Liang

Un étranger amorphe erre dans les rues de Kuala Lumpur, muet, comme enseveli. Sous le poids du plan fixe, sous la pesanteur du temps qui passe et ne traduit finalement que l'immobilité et la décrépitude, il s'écroule. Au sein de cet espace sombre et soumis à l'implosion, agressé jusque dans son dispositif, c'est la sensation, le toucher qui ravivent les corps que Tsai Ming-Liang choisit de filmer et, par ce biais, de rendre réflexifs. Désespérément, il favorise la perception au détriment de l'évolution didactique, et façonne (car c'est bien à la sculpture que 'I don't want to sleep alone' aboutit, le temps et l'incrustation ayant finalement remplacé la perspective) à tâtons l'un des témoignages les plus définitifs, sombres et fertiles de notre modernité.

La cohabitation est impure, hétérogène, vouée au déséquilibre et à la destruction dès sa genèse, et c'est ici clairement l'atmosphère originelle qui en pâtit. Les corps luttent, se débattent bien qu'anesthésiés et, alors que le long plan fixe essentiellement castrateur découvre soudainement la possibilité de jouer avec la perspective, l'espace, la fuite, il suffit d'un regard pour que l'attirance se mue en jouissance, la main de l'homme qui pénètre le sexe opposé, par-delà les tissus toujours fatalement dressés mais, pour la première fois, vulnérables. L'espace d'un plan isolé, toujours, car la progression et l'espoir ne sont pas de mise aujourd'hui, au contraire de l'illusion. Tsai Ming-Liang l'a depuis longtemps compris et ce n'est pas un hasard si, dans la majorité de ses précédents films, les scènes musicales ont été régulièrement perçues comme des entractes bienveillants, alors qu'il s'agit d'une introspection toujours plus violente au sein des balbutiements dominants.

We don't want to sleep alone. Clairement, Tsai Ming-Liang ne joue plus du tout, massacre la concession, et l'ironie corrosive de la parodie musicale a disparu. Cette fois, c'est le regard bleu et irréversiblement fixe du tétraplégique conscient qui fait office de fil rouge, lavé comme un chien par son infirmière dépressive, et plus personne ne rit, et Tsai Ming-Liang n'en finit pas de nous rappeler que la solidarité corporelle et le refuge sont les derniers remparts, certes illusoires mais convaincants ; il n'en finit pas de nous rappeler que si un jour son oeuvre a provoqué le rire, ce dernier ne pouvait être que noir.

Noir. Noir comme l'eau putréfiée de ce lac qui berce les trois amoureux, inconnus les uns des autres mais dont les corps se réconfortent, crispés mais heureux, allongés sur ce matelas pneumatique de fortune qui ne demande qu'à couler. L'image frappe et les résonances sont nombreuses. Le lit conjugal traverse verticalement, lentement, ce cadre figé taillé dans la roche, et apparaissent à sa suite les gerbes fluorescentes mais toujours artificielles d'une lampe insidieuse, comme pour nous remettre en tête cette litanie funèbre.

Car la menace invisible mais omniprésente qui plane sur la cité a transpercé le sexe, alors même qu'il dépassait enfin le stade de la frustration, et c'est la maladie qui l'emporte sur les chairs vouées à se mélanger, à s'émanciper. Le sommeil forcé éclipse la pénétration et s'impose naturellement au milieu de ce marasme, comme pour mieux l'occulter. Fatalement. Tsai Ming-Liang n'a jamais été aussi cohérent dans ses partis pris formels et sa construction, aboutissant en guise de synthèse à transférer le rôle de son acteur fétiche, Lee Kang-Sheng, de la victime anesthésiée mais mobile au tétraplégique, personnage impuissant, terrifiant ; peut-être le plus conscient et responsable de tous.

Majestueux, fier, hermétique au désastre. Le papillon rouge, jaune et vert se pose sur l'épaule de l'ouvrier, longtemps. Irrégulier, il traverse l'espace, s'éloigne puis réapparaît. Entité improbable, surréaliste, il illumine le plan fixe de son insouciance ; lui a trouvé la faille, a percé la rigueur désespérée du dispositif de Tsai Ming-Liang et l'irradie d'espoir. Il s'agit de s'immerger du mystère et d'oublier ses larmes. Le papillon dormira seul ce soir.